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Dans le contexte actuel de fascisation de la société, les enseignant.e.s ont besoin d’outils d’autodéfense intellectuelle afin de pouvoir réaffirmer clairement la
différence entre une opinion et un savoir, et la légitimité de leur enseignement. cette rubrique réunit des contenus différents, qui doivent aider les enseignant.e.s à argumenter face à l’expression, chez leur.e.s élèves, étudiant.e.s ou par des parents d’élèves, d’opinions discriminatoires, racistes, islamophobes, antisémites, homophobes, sexistes… Ces contenus visent aussi à clarifier un certain nombre de concepts essentiels à la pratique de l’enseignement ou de la recherche, qui sont souvent l’objet de malentendus ou d’usages à contre-emploi.

Évaluation de la loi du 15 mars 2004

Cent ans après

Le rapport d’évaluation de la loi du 15 mars 20041estime que du point de vue de son application, la loi est majoritairement respectée dans les écoles, seule une minorité refusant de s’y soumettre. A la rentrée 2004, 240 signes étaient recensés le premier de jour de rentrée, tous des voiles islamiques à l’exception de deux croix et d’un turban sikh, sur ces 240 élèves, seuls 70 d’entre eux refusèrent de retirer leur signe.

Ce bilan quantitatif stable d’année en année suffit-il à évaluer la loi ? Peut-il être considéré comme une preuve de réussite dès lors que l’on rappelle que les réfractaires n’ont d’autre alternative que de mettre un terme à leur scolarité à condition qu’iels aient au moins 16 ans ou la poursuivre dans une école privée ? Le caractère radical du dilemme dans lequel la loi de 2004 place certaines catégories d’élèves, majoritairement des filles de confession musulmanes, oblige à une évaluation qui peut se faire de deux points de vue. On peut d’abord demander ce qui justifie une nouvelle loi laïque dans le cadre scolaire presque 100 ans après celle du 9 décembre 1905 qui redéfinit et pacifia les relations entre l’État et les églises ? Le texte qui suit s’efforcera de répondre à la question.

Enfin la loi de 2004 peut s’évaluer à partir de ses effets symboliques et de ses impacts sur le réel et dans le champ politique, ce sera l’objet d’un second article intitulé vingt ans après. Mais quel que soit l’angle sous lequel la loi de 2004 est envisagée, l’évaluer revient à répondre à la question de savoir si nous avons affaire à une actualisation voire un renforcement du texte fondateur de 1905 comme l’ont affirmé ses promoteurs ou au contraire à une falsification voire un dévoiement de la laïcité comme l’ont montré les analyses de Jean Baubérot ?2

Pourquoi une nouvelle loi laïque et comment s’est-elle imposée aussi facilement ?

Quelles hypothèses, quels faits la rendaient nécessaire du moins du point de vue de ses promoteurs ?

  1.  Les foulards de Creil en 1989 : Une affaire médiatisée et judiciarisée3

L’enjeu central de la controverse n’est pas tant la légitimité du port du voile, que la légitimité de sa prohibition en monde scolaire comme moyen de le faire disparaitre. Le voile est donc associé, y compris chez ceux qui refusent l’exclusion des jeunes filles voilées, à une sorte d’incongruité sociale et politique en contexte français, symptôme, selon les interprétations, de domination patriarcale, d’islam politique, de subversion de l’ordre séculier. Le débat porte pour l’essentiel sur la manière de remédier à cette déviance, les uns préconisant une logique coercitive (l’exclusion), les autres, confiants dans le pouvoir émancipateur de l’institution scolaire, misant sur une logique de tolérance, de dialogue et de pédagogie. Les seules organisations à faire valoir la cause du port du voile en tant que telle sont les organisations islamiques prétendant à la parole légitime sur l’islam et l’assimilant à une prescription religieuse : la Grande Mosquée de Paris (GMP) – représentant historique de l’islam de France –. La Fédération Nationale des Musulmans de France (FNMF) et l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), nouveaux venus dans le champ de l’islam de France.

La juridicisation quasi instantanée de la controverse du voile confirme la légalité sous conditions du port du voile. Cette juridicisation a résulté de la saisine du Conseil d’État par le gouvernement Rocard en novembre 1989 afin d’apporter des clarifications sur la compatibilité entre le principe de laïcité et le port du foulard à l’école dans l’espoir de dépolitiser la controverse et d’apaiser le débat. Or cette juridicisation reconfigure l’espace politique à l’avantage des défenseurs de la cause du voile puisque le Conseil d’État estime qu’au vu de l’état du droit interne et des conventions internationales (dont la CEsDH) « le port de signes religieux à l’école n’est pas en tant que tel incompatible avec le principe de laïcité. Il ne le devient que si le port de tels signes s’accompagne de comportements allant à l’encontre de l’ordre public au sein des établissements (prosélytisme), de la sécurité de l’élève ou si le port du voile devient une justification pour enfreindre le principe d’assiduité scolaire ».

L’avis du conseil d’état qui associe le voile aux droits de l’homme porte cette pratique à la dignité d’exercice d’une liberté individuelle. S’il ne change pas le regard de la majeure partie de la société, il participe à l’éveil d’une conscience politique au sein des jeunes musulmans et musulmanes de la seconde génération qui, à la différence de leurs parents, sont plus enclins à invoquer leurs droits. Il a un effet libérateur sur les consciences : objectivant l’injustice que représente l’exclusion d’élèves voilées au seul motif qu’elles portent un voile, il nourrit un mouvement diffus de résistance et de revendication identitaire qui se traduit par la multiplication des porteuses de voile dans les établissements scolaires.

Les décisions du juge administratif concluant à l’illégalité de certaines exclusions ne sont pas pour rien dans le déclenchement d’une croisade morale visant à interpeller le législateur pour remettre le droit dans les « clous républicains ». Le nom de la République étant ici invoqué pour contester des décisions pleinement conformes à la conception de la laïcité adoptée en 1905 qui conçoit la séparation non comme « une arme de combat contre les religions » mais comme une indépendance réciproque de l’Église et de l’État. Cette croisade morale et politique aboutira à la loi du 15 mars 2004 qui justifiera le bannissement du port du voile par les usagers de l’administration scolaire.4 Avant 2004 pour exclure quelqu’un de l’école, il fallait prouver qu’il y a prosélytisme, intimidation, menaces autrement dit atteinte à la liberté de conscience d’autrui. Cette loi inverse donc la preuve : l’État ne garantit plus la liberté de culte et de conscience, c’est le croyant et en l’occurrence le ou la musulmane qui doit prouver qu’iel est vertueux ou vertueuse en acceptant d’invisibiliser ses convictions et pratiques religieuses, ce que faisaient les personnes des premières vagues de l’immigration qui étaient dans des logiques de loyauté d’un étranger vis-à-vis d’un hôte ou de retour et dont la femme était à la maison ou au pays. Ce qui change avec les générations suivantes, c’est que les filles sont nées en France, sortir de la maison, aller à l’école, faire des études et travailler, est dans l’ordre des choses d’une République où leurs parents ont, pour ces raisons, choisi de rester vivre. Elles sont dès lors visibles et veulent prendre une place à égalité, conformément au pacte républicain tel qu’il s’énonce dans les déclarations de 1789 et 1946.

  1. Une campagne médiatique et une entreprise politique initiée par la droite 5

Au cours de l’année 2003, on ne comptera pas moins de 1 284 articles sur « le voile » dans les trois principaux quotidiens français, soit plus d’un par jour et par journal. La question se déplace sur l’école : « Pour ou contre l’interdiction du voile à l’école ?».6 Le développement médiatique de l’affaire n’en livre toutefois pas les ressorts politiques et sociaux, car la question d’une loi contre le port du voile à l’école n’a cessé de rebondir dans l’espace du débat public français depuis au moins le gouvernement Balladur (1993-95). En 2003 la situation se retourne car une coalisation composée de proches de J Chirac (Robert Pandraud et Pons), de militants de gauche dont Alain Seksig, inspecteur de l’Éducation nationale, ancien militant d’extrême gauche, ancien instituteur devenu chargé de mission au FAS ou Gaye Petek Salom, directrice de l’association ELELE d’aide aux femmes de l’immigration turque et membre du Haut Conseil à l’intégration (future membre de la commission Stasi ainsi que de hauts fonctionnaires (Rémy Schwartz Ancien directeur du cabinet d’Alain Savary au ministère de l’Éducation nationale, conseiller d’État, professeur associé à l’université Paris I, bon connaisseur du droit de la laïcité , JP Costa vice-président de la Cour européenne des droits de l’homme depuis 2001) et des intellectuels médiatiques ( Finkielkraut, A G Slama). Tous feront partis de la commission Stasi.

Alain Seksig et Gaye Petek avaient écrit ensemble un « Rebond » au journal Libération  7 Leur argument est en six points : le foulard est un « signe politico-religieux » ; il est discriminatoire : il fait voir la femme qui le porte, et il désigne celle qui ne le porte pas  ; il ne s’agit pas d’exclure des filles, « les filles s’excluent d’elles-mêmes » ; la foi appartient à l’intimité : il faut interdire tout signe religieux ostentatoire, y compris la kippa ; il ne s’agit pas de stigmatiser l’islam et les populations musulmanes, mais de lutter contre l’intégrisme, voyez l’Algérie : France et Algérie, même combat ; il faut une loi qui redise les exigences de la laïcité à l’école : non à la « laïcité » du Conseil d’État, qui permet aux parents d’élèves voilées de s’en prévaloir ! Leur argumentation formera la trame de la commission Stasi. Sans entrer dans le débat de cette argumentation, il est néanmoins nécessaire de relever le terme « ostentatoire » et demander si le voile qui est en contexte français séculier visible autrement dit ostensible est ostentatoire. Force est de constater que la loi de 2004 ne s’embarrassera pas de cette nuance linguistique puisqu’elle désignera tout voile comme signe religieux ostensible. Or la différence linguistique trace une ligne de partage essentielle sur le plan juridique et politique destinée à séparer pratique religieuse et prosélytisme, même si dans la vie réelle le partage est parfois délicat à opérer entre jugement ethnocentré, acceptation de la diversité des pratiques religieuses ou/et culturelles et comportements et actes d’intimidation et menaces. Une laïcité qui traite à égalité toutes les religions n’exige-t-elle pas cet effort ?

Cette coalition donnera le sentiment d’un consensus alors qu’il n’en est rien : Deux ensembles d’acteurs et d’organisations se sont mobilisés sur une ligne antiprohibitionniste : d’une part, les Églises et le grand rabbinat ; d’autre part, une mouvance composite qualifiée par ses adversaires d’« islamo-gauchiste » car on y trouvait associés des musulmans taxés d’islamisme (souvent des amis de Tariq Ramadan), des associations et groupes d’extrême-gauche, des féministes et de grandes associations de défense des droits de l’homme et de la laïcité. Les signataires de l’appel du collectif unitaire « Une école pour tous-tes – Contre les lois d’exclusion » témoigne de l’hétérogénéité des membres de cette mouvance : Collectif des musulmans de France (proche de Tariq Ramadan), Divercité (association lyonnaise animée par Saïda Kada), Jeunes musulmans de France (réseau UOIF), Conseil des imams de France, Étudiants musulmans de France (réseau UOIF), Dounia Bouzar (personnalité indépendante alors nommée au Conseil français du culte musulman), MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues, autonome), Ligue des droits de l’homme, SUD, MRAP, l’association « Droits devant ! », les Verts, LCR, collectif « Les mots sont importants » (animé par Pierre Tévanian).

Ils ont clairement pâti d’un déficit médiatique (sauf des personnalités typées reçues pour focaliser les attaques, comme Tariq Ramadan ou Saïda Kada) et d’un déficit éditorial. Comment faire des livres à succès sur la laïcité apaisée et la nécessité de ne rien changer dans un contexte international instable, quand monte la peur8, nourrie de best-sellers tels que Les réseaux d’Allah, Bas les voiles, Les territoires perdus de la République, Que s’est-il passé ? La laïcité à l’épreuve des intégrismes

En marge du débat public, la Ligue de l’enseignement, matrice historique du mouvement laïque autour de l’école coordonne avec succès tous ceux qui dans l’école s’opposent à cette loi. La ligue publie en juin 2003 un texte où elle dit la défiance de la direction nationale de la Ligue à l’égard de la campagne d’incrimination qui se développe. « Qu’on le dise clairement, c’est le foulard et plus généralement l’Islam qui sont visés. Le risque d’une stigmatisation des musulmans de France, posée comme un préalable à la cohésion sociale, est grand ». 9 Or l’exigence laïque n’est pas dans le combat contre l’emprise des dogmes religieux. Elle impose à l’école de développer l’esprit critique, mais dans le respect absolu de la liberté de conscience. Les enseignants « n’ont pas à juger des convictions de leurs élèves car il n’y a pas de limite à la liberté de conscience ». Une loi qui viserait à « redéfinir de “façon stricte la laïcité” », comme la demande le SNPDEN (seul syndicat de proviseurs en faveur de la loi), est « inopportune » pour des raisons de droit, mais aussi pour des raisons sociales et philosophiques, en relation avec la mission même de l’école. Début novembre 2003, la Ligue de l’enseignement diffuse sur son site un nouveau document de 37 pages, élaboré pour la commission Stasi, La laïcité, un bien commun, une démarche, une construction permanente, où elle reprend et développe ces positions. La Ligue a progressivement imposé sa légitimité comme instance de référence sur les questions en débat auprès des principales organisations du monde scolaire : la FCPE, la FERC-CGT, la FSU, le SGEN-CFDT, l’UNL, ainsi que la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’homme et le MRAP. Seule parmi les grandes fédérations syndicales enseignantes, l’UNSA ne s’est pas associée. Ils publient un texte commun le 16 décembre 2003 où est écrit que « Les signataires, refusant toute stigmatisation d’une partie de la population, restent attachés à l’équilibre défini par la loi de 1905 conciliant la liberté individuelle d’expression d’une conviction et le nécessaire respect par tous des libertés fondamentales et des personnes, principes qui doivent s’appliquer à tous et partout dans la République…Il n’est pas opportun pour ces raisons de proposer une nouvelle loi telle qu’elle est actuellement mise en avant… Dans ces conditions, nous proposons un rappel solennel et clarifié de la législation et de la réglementation actuelles ». Mais il est déjà trop tard, le Président prononce un discours le lendemain en faveur de la loi de 2004.

Au sein du monde scolaire les militants laïques ne furent pas les seuls à dire leur réticence ou leur hostilité à la réinterprétation de la laïcité scolaire dans un sens répressif. La grande majorité des cadres de l’Éducation nationale et une fraction non négligeable des chefs d’établissement, dont les plus concernés par les « affaires de foulards », ont tenu la même position. Le combat pour une version de la laïcité scolaire qui restreigne les libertés des élèves va, selon eux, à l’encontre d’une vision qui a pour horizon l’autonomie des établissements, l’exercice de l’autorité à tous les échelons du système, la responsabilisation de l’encadrement. Rappelons que la loi Haby de 1975 et plus encore celle du 10 juillet 1989 de Lionel Jospin font de l’élève un sujet de droit. S’il apparaît, au travers des auditions, qu’une telle culture n’est pas vraiment partagée par les ministres (ni au demeurant par leurs cabinets), une partie au moins des inspecteurs généraux, une majorité des recteurs et une bonne partie des chefs d’établissement s’en réclament – et même le SNPDEN d’ailleurs, en dehors du dossier de la laïcité et des droits des élèves.

  1. La commission Stasi

Composée de 14 hommes et 6 femmes, elle avait comme mission de réfléchir au principe de laïcité et à son actualisation. La commission parlementaire qui fait autorité ne vérifiera pas les hypothèses Alain Seksig et Gaye Petek par des enquêtes, elle ne fera pas appel aux représentants du culte musulman ni aux élèves voilées, ce qui revient à considérer que leur parole n’a aucune légitimité, parce musulman.e.s. En vertu de ces hypothèses leur parole et liberté de conscience sont niées : toute femme voilée qui affirme que le port du voile est un choix personnel est considérée comme aliénée par une idéologie religieuse, manipulée par une autorité patriarcale ou/et traitre à la cause des femmes et complice du djihadisme politico-religieux. L’occasion de dissiper la confusion entre intégrisme religieux et religion musulmane n’a même pas été envisagée ni de renseigner les atteintes à la laïcité qui sont affirmées sans avancer aucune preuve : Interruptions de cours pour prière, absences, contestation de « pans entiers du programme d’histoire ou de sciences de la vie et de la terre », faux certificats médicaux, examens perturbés par des élèves qui refusent « d’être entendues par un examinateur masculin ». Il y a ici un grave déficit démocratique, puisque la commission n’a pas saisi l’opportunité de reconnaître la légitimité de toute parole musulmane et de lui donner une place à égalité dans l’espace politique.

Sur les 28 propositions de la commission Stasi la seule retenue sera la loi de prohibition de 2004. Les 27 mesures visant à mieux garantir la pratique du culte musulman ou associations de libre pensée et de les placer à égalité avec les autres religions ont été balayées : égal accès de ces associations sur les médias publics, École de Hautes études de la pensée islamique, enseignement du fait religieux, menus alternatifs pour les cantines, intégration d’une fête juive et musulmane aux jours fériés, espace dédié pour le culte musulman et la libre pensée dans les prisons, écoles, hôpitaux à l’instar de celui dont dispose l’église catholique avec les aumôneries. Pour dire les choses autrement, la commission qui comportait des biais que le seul abstentionniste a analysé dans un texte en 201110 s’est avérée incapable de contrer ce que les sociologues appellent une panique morale, mais qui peut aussi être sexuelle si on songe au clivage qui s’est installé parmi les mouvements féministes11. Dans le contexte rappelé au & précédent, l’année 2003-4 a été l’occasion d’un épanchement islamophobe publique et la loi de 2004 une occasion non pas d’actualiser mais de falsifier celle de 1905 dans un sens nationaliste et identitaire qui n’a depuis cessé de s’amplifier.

1 Rapport d’Hanifa Chérifi au Ministre de l’EN et ESR sur l’Application de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux ostensibles dans les établissements d’enseignement publics https://www.vie- publique.fr/files/rapport/pdf/064000177.pdf

2Voir entre autres Jean Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, éditions de l’Aube, 2006, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, rééd. poche avec une postface, 2014. Voir également, du même auteur : « La nouvelle laïcité atrophie les libertés individuelles », Saphir News, 3 février 2012 .

3 Pour se documenter de façon approfondie voir F. Gaspard et F. Khosrokhavar, Le Foulard et la République. La découverte 1995.

4 Le droit à porter le voile : cause perdue ou naissance d’une politics of rights ? Claire de Galembert Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2015/2 (Volume 75), pages 91 à 114.

5 F Lorcerie La « loi sur le voile » : une entreprise politique https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2008-1-page-53.htm

6 Ibid

7 12 novembre 1999. Les auteurs s’identifient….

8 Guerre civile en Algérie entre les militaires et des groupes islamistes de 1991- 99 ; attentats du 11 sept 2001 ; 2° guerre d’Afghanistan, guerre d’Irak, attentats suicide du Hamas.

9 Pierre Tournemire, « Une loi qui serait inopportune », Idées en mouvement, 110, juin 2003.

10 Baubérot : https://www.cairn.info/des-sociologues-sans-qualites–9782707168986-page-99.htm acteur et sociologue la commission Stasi

11 Le droit à porter le voile : cause perdue ou naissance d’une politics of rights ? Claire de Galembert Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2015/2 (Volume 75) pages 91 à 114. Voir aussi la loi de 2004 vingt ans après conclusion

Eric Fassin : les savoirs critiques contre un anti-intellectualisme d’Etat

Recension : Eric Fassin, Misère de l’anti-intellectualisme. Du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme, Textuel, 2024.

Dans le sillage de ses travaux menés dans les années 1990 autour du « politiquement correct », Eric Fassin poursuit ses analyses comparatives entre la France et les Etats-Unis sur la montée d’un anti-intellectualisme d’État. Le terme ne doit donc pas induire en erreur : si l’anti-intellectualisme vise un certain nombre d’universitaires et de savoirs critiques sur la société, il n’a pas l’ignorance pour cause mais bien plutôt le refus de savoir, car cet anti-intellectualisme est initié par des décideurs politiques très conservateurs, voire intégristes, qui perçoivent cependant le potentiel émancipateur, et à long terme, subversif, des savoirs contre lesquels ils font campagne. Une analyse qui s’articulerait sur une opposition entre le haut et le bas de la société ou encore entre le savoir rationnel des élites et l’ignorance passionnelle et populaire s’interdirait de comprendre le phénomène, la confusion qu’il engendre dans la société et les institutions, ainsi que ses implications autoritaires et fascisantes. En ce sens, l’anti-intellectualisme est un nouvel avatar du maccarthysme des années 50 qui censura tou.te.s les supposé.e.s sympathisant.es du communisme, le terme désignant aussi bien un corpus théorique et universitaire qu’un phénomène historique.

Le point de départ de l’enquête du sociologue est double : d’abord, les actualités des campagnes politiques contre les campus américains ; ensuite, celles de l’offensive anti- « wokiste » ciblant l’université, ainsi que Science Po, côté français. Toutefois, ce point de départ constitue en quelque sorte un « faux départ ». Reprenant la distinction élaborée dans Démocratie précaire, (2012), l’auteur s’intéresse moins aux actualités politico-médiatiques, surgissant dans la sidération d’un présentisme anhistorique et creux, qu’à l’actualité, au sens d’une historicité du présent, épaissi par des lignes de continuité et des déplacements, sol mouvant de nos sociétés.

Le terrain de l’enquête porte d’une part, sur les auditions parlementaires conduites à Washington sur l’antisémitisme des campus, décrivant la manière dont elles ont été menées par des parlementaires du parti des Républicains très à droite, et leurs conséquences inédites : la démission des présidentes d’Université de Harvard, de Pennsylvanie et de Columbia. D’autre part, Eric Fassin revient sur le cas français, délibérément importé du précédent américain, avec les auditions organisées à l’Assemblée Nationale et au Sénat, et dont les conséquences furent toutefois moins spectaculaires. Le choix de mettre en perspective les logiques politiques où le monde universitaire est érigé en ennemi intérieur se comprend à partir des relations nouées entre les universités des États américain et français, que les théories ayant alors circulées soient d’inspiration réelle ou fantasmée : French Theory, politiquement correct, cancel culture, intersectionnalité, wokisme… D’où le désir de l’auteur de fournir à la fin de l’ouvrage deux contre-points, Israël et l’Allemagne, qui confirment, par contraste, les convergences établies précédemment.

Le point de convergence spécifiquement franco-américain réside justement dans cet anti-intellectualisme que l’on retrouve à l’échelle de chacun des deux États et qui en fait un opérateur du basculement entre la scène internationale et une problématique politique nationale et partisane. Il sert aussi d’outil pour redéfinir et en réalité travestir un antisémitisme, conçu comme une discrimination articulée à d’autres, comme le racisme, à un antisémitisme truqué, réduit à un anti-sionisme ou à la pure et simple critique des politiques menées par l’État d’Israël. Paradoxalement, cette redéfinition aboutit au signalement pour antisémitisme de Juifs, opposants de gauche aux politiques coloniales du gouvernement Netanyahou, ainsi qu’à l’absolution de l’antisémitisme de l’extrême-droite, soutien inconditionnel du modèle israélien ethno-autoritaire. A bon droit cette réduction peut donc être désignée comme un révisionnisme de type réactionnaire, voire néofasciste.

Qu’il s’agisse du procès des campus américains ou de la volonté brandie de mettre au pas Science Po, nous sommes face à des éléments érigés en « affaires » par les médias hégémoniques et certains discours politiques, de droite et d’extrême-droite, avec leur part de scandale. Décrypter ces scandales revient à adopter une méthode cherchant à saisir les enjeux politiques à partir des polémiques qui structurent le champ politico-social. L’objectivation de ces enjeux et des faits décrits ne permet cependant pas à l’auteur de surplomber son champ : on pourrait dire que le sociologue rencontre son terrain au sein même de sa pratique professionnelle de chercheur attaché aux libertés académiques et de professeur. Dans le contexte d’une séquence politique française allant de la réception de l’actualité nationale du 7 octobre 2023, marqué par les violences perpétrées par l’organisation du Hamas en Palestine, jusqu’à la dissolution de l’Assemblée Nationale suivie des élections législatives en 2024, « en tant qu’universitaire, que dire – ou ne pas dire ? » s’interroge Eric Fassin, soulevant explicitement la question de la responsabilité des enseignants et des chercheurs.

Le travail du chercheur part de la redéfinition politique actuelle de l’antisémitisme, qui ne prend tout son sens que si on l’inscrit au cœur du projet plus vaste de l’anti-intellectualisme inhérents aux États autoritaires et à ces nouveaux régimes qualifiés de « démocraties illibérales ». En procédant à l’analyse du dispositif politique mis en place par l’opération anti-intellectualiste, le livre dégage toute une série de déplacements, plus exactement d’inversions, ainsi qu’une quintuple opération idéologique afférente. Le lecteur ne manquera, même si l’auteur ne le fait pas, de mettre ces inversions en relation avec les paradoxes de la pensée perverse au pouvoir décrit par Marc Joly dans un ouvrage du même nom récemment paru : le déni est en effet au cœur de tous ces déplacements.

Le premier renversement touche à la négation de la réalité des rapports de pouvoir et des hiérarchies sociales lorsqu’on examine des phénomènes culturels ou politiques. Il s’agit d’une fabrication propre à la politique de la confusion mise en place par les droites anti-intellectualistes : la « tyrannie des minorités ». La formule est elle-même un curieux oxymore qui en dit l’irrationalité, mais elle est cependant parvenue au rang de ces items constitutifs du récit politique néoconservateur et/ou réactionnaire, ou encore de cette phase désormais néofasciste du néolibéralisme telle qu’Eric Fassin l’analyse. (Faire) croire que les minorités, parce qu’elles mènent des luttes anti-racistes et contre les discriminations, seraient parvenues à inverser les relations de pouvoir est un leurre qui participe d’un processus de victimisation supposé justifier toutes les répressions et les censures à l’encontre de ces mêmes minorités.

Un second déplacement touche à la manière dont l’anti-intellectualisme, globalement anti-dreyfusard et antisémite au XIXème siècle, s’est transformé au XXIème siècle en un anti-intellectualisme d’État défendu par des membres du gouvernement, des présidents de la République, des parlementaires. Ce déplacement s’accompagne lui aussi d’une inversion : ce sont les savoirs critiques produits par les intellectuels qui sont présentés par les figures du pouvoir comme dangereux pour la République, « idéologiques » voire « séparatistes », alors même que l’anti-intellectualisme se présente sous les oripeaux d’une résistance républicaine et universaliste.

Un troisième déplacement renvoie à l’illusion sociologique qui réduit la défense des savoirs critiques à une question d’appartenance de classe : ainsi, la défense des minorités, la lutte contre l’homophobie ou l’islamophobie, seraient un particularisme social lié à la classe de ces « bourgeois bohèmes ». Contre cette posture de classe, l’extrême-droite populiste revendique un anti-intellectualisme anti-élitaire, tout droit sorti d’un prétendu sens commun. Face à cette confusion qui dénie aux savoirs universitaires leur potentiel démocratique, l’auteur rappelle qu’on ne saurait confondre le motif inhérent aux engagements de gauche, à savoir l’indignation portée par le désir d’égalité, avec le motif nourrissant les postures d’extrême-droite, à savoir le ressentiment visant à creuser les inégalités.

Un quatrième déplacement débusque également sous la défense anti-intellectualiste une sorte de « nationalisme intellectuel », qui érige le critère de la préférence nationale en norme d’acceptabilité de la parole d’un intellectuel, de la figure de l’intellectuel. Ce nationalisme introduit aussi un renversement dans la perception des luttes des minorités et notamment, de l’antisémitisme, de l’antiracisme et des positions contre l’islamophobie : il en fait des produits d’importation étrangers à la culture française, d’origine américaine, comme en témoigne l’obscur vocable « woke ». Jusqu’au sommet de l’État est dénoncée l’ethnicisation des questions sociales, dangereux facteur de séparatisme, alors même que le nationalisme anti-intellectualiste discrédite des savoirs critiques et attaque les libertés académiques à partir d’un filtre racialiste, voire raciste. Ce nationalisme à prétention « universaliste » révèle l’attention portée par la droite et l’extrême-droite à la porosité entre les savoirs critiques et les formes de militantisme et vise à empêcher toute circulation des idées.

Cinquième renversement : la négation du caractère structurel et systémique du racisme aboutit à l’inversion du racisme. Les minorités racisées, victimes du racisme, deviennent les coupables d’un racisme anti-blanc, qui s’articule avec un antisémitisme « islamiste », voire musulman, et enfin, « islamo-gauchiste ». La fabrique des ennemis peut dès lors fusionner tous les acteurs des luttes pour l’égalité, grâce à l’hydre islamo-gauchiste, incarnée de préférence par une personne immigrée et/ou racisée. Là où les enquêtes de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) mettent l’accent sur l’articulation entre les discriminations antisémites, racistes et islamophobes, voire également sexistes, concentrées chez les identitaires et les sympathisants de l’extrême-droite, les parlementaires des partis LR et RN invectivent le « racisme anti-blanc » et l’antisémitisme de gauche ou d’extrême-gauche. Cette stratégie en miroir vise à diaboliser la gauche afin de dédiaboliser les néofascistes. Racisme et antisémitisme passent donc de fondamentaux de l’extrême-droite à des attributs de la gauche.

Sur ces inversions orwelliennes se déploient cinq opérations idéologiques analysées en détail par le livre.

En premier lieu, il s’agit d’isoler la question de l’antisémitisme en la coupant de ses liens avec les autres formes de discrimination, ce qui a pour effet d’invisibiliser le racisme, l’islamophobie et la xénophobie et de les priver de mots pour se faire reconnaître et combattre publiquement et politiquement. Cette négation permanente de la réalité du racisme et de l’islamophobie est constitutive aussi bien de l’extrême-droite que du fascisme historique. En second lieu, procéder à l’inversion victimaire en imputant le racisme aux personnes racisées et l’antisémitisme à la gauche, y compris aux Juifs de gauche. En troisième lieu, assimiler les critiques des politiques menées par le gouvernement israélien à une opinion antisioniste, puis, en quatrième lieu, confondre l’antisionisme avec l’antisémitisme, censurant toute critique et toute production de savoir critique sur l’État d’Israël ou sur le projet politique sioniste. Enfin, en cinquième lieu, la boucle est bouclée par la fusion symétrique de l’antisémitisme dans l’antisionisme, garantissant à l’extrême-droite supportrice de Netanyahou d’échapper au reproche d’antisémitisme.

Les clarifications apportées par les analyses d’Eric Fassin fournissent une orientation pour qui veut continuer à défendre et à produire des savoirs critiques, mais aussi pour ouvrir une brèche et réoxygéner la lutte de gauche contre l’antisémitisme, sans la dissocier de la défense antiraciste et antisexiste des droits des minorités. Même si Eric Fassin ne le fait pas, car il circonscrit son travail à son domaine de recherche, le lecteur pourra rapprocher cet anti-intellectualisme du climato-scepticisme contredit par le rapport du GIEC, des conflits d’intérêt discréditant la parole médicale et de l’intégrisme évangéliste qui pèse si lourd dans le soutien aveugle donné à l’État d’Israël par les États-Unis, comme le souligne les analyses de Jean-Pierre Filiu dans son dernier ouvrage : Comment la Palestine fut perdue. Et pourquoi Israël n’a pas gagné. Histoire d’un conflit (XIXe-XXIe siècle).

Dévoiement identitaire et discriminatoire de la laïcité.

par Roland Pfefferkorn1

L’aspiration émancipatrice vers la liberté et l’égalité qui sous-tendait la laïcité historique s’est métamorphosée au cours des dernières décennies en son contraire. Après avoir, dès les lendemains de la Grande guerre, évolué vers une catho-laïcité, elle se transforme désormais aussi en une néo-laïcité identitaire et discriminante. Cette reconfiguration vise principalement à discriminer les musulmans, et parmi eux en premier lieu les femmes. Elle tourne clairement le dos aux principes de liberté et d’égalité et à la séparation des Églises et de l’État qui ont été aux fondements même de la laïcité historique.

Compte tenu de la kyrielle d’assouplissements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard des multiples manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, d’une campagne politico-médiatique délirante autour d’un « voile islamique » dont le port serait constitutif d’une insupportable atteinte délibérée à la laïcité. Une campagne qui aura abouti à l’adoption de la loi « antivoile » du 15 mars 2004 et à l’exacerbation de l’islamophobie. Avec la loi « séparatisme » de 2021 on assistera de surcroît non seulement à la mise sous tutelle étatique du culte musulman, mais encore et plus largement de toutes les structures associatives quel que soit leur objet, culturel ou environnemental par exemple.

  1. Quinze ans de campagnes politico-médiatiques autour du « voile islamique »

Le 18 septembre 1989, trois collégiennes de Creil refusent d’enlever leur foulard en classe. Elles font d’abord l’objet d’une mesure d’exclusion. Suite à un accord entre les parents et le collège de Creil elles retournent à l’école le 9 octobre 1989. Elles devront retirer leur foulard avant d’entrer en cours et pourront le remettre dès la sortie. Malgré cet accord on assiste aussitôt à un emballement politico-médiatique. Le ministre de l’éducation nationale Lionel Jospin saisit le Conseil d’État. Celui-ci rend un avis le 27 novembre 1989 qui stipule que le port du foulard, en tant qu’expression religieuse dans un établissement scolaire public, est parfaitement compatible avec la laïcité. Un refus d’admission ou une exclusion ne seraient justifiés que dans des circonstances exceptionnelles. L’« affaire de Creil » aurait pu en rester là.

La fabrication de cette « affaire » s’inscrit dans des campagnes de presse antérieures qui visaient l’islam et les musulmans2, et entretiennent une confusion systématique entre islam et islamisme. Ces campagnes seront régulièrement réactivées tout au long des années 1990. Au-delà du rôle spécifique joué par la presse magazine et les idéologues qui s’y expriment, Françoise Lorcerie montre que la mise sur orbite d’une loi interdisant le port du voile à l’école3 est d’abord le résultat d’une « mobilisation politique venue de la droite parlementaire », proche de Jacques Chirac. Les choses s’accélèrent fin avril 2003 quand le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin demande à François Baroin un rapport sur la situation de la laïcité en France. Intitulé Pour une nouvelle laïcité, ce rapport sera rendu un mois plus tard. Il appelle à penser et à vouloir désormais la laïcité comme un emblème de la pérennité de « l’identité française ». Cette réélaboration dans un sens national conservateur s’inscrit dans une tradition identitaire barrésienne. Jusqu’alors la laïcité avait plutôt été une valeur de gauche, la droite et l’extrême droite défendant plutôt les valeurs chrétiennes.

Dans la foulée une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité (commission Stasi) est mise en place le 3 juillet 2003 par Jacques Chirac. Elle se ralliera pour l’essentiel à cette redéfinition. Soutenus par le battage médiatique les « entrepreneurs de l’interdiction » du voile vont imposer leur « solution » dans l’opinion publique et dans la sphère politique. Six mois durant, Le Parisien, Le Monde, Le Figaro et Libération consacrent plus d’une centaine de unes au thème de la laïcité et 1284 articles, soit plus d’un article par jour et par titre. En avril 2003, les sondages prêtaient 49 % d’opinions favorables à l’interdiction du voile, contre 45 % d’opinions hostiles. En octobre 2003, 69 % des sondés s’y déclarent favorables, contre 29 % opposés.

  1. La loi de 2004 : la fabrication d’une pseudo-laïcité identitaire et discriminatoire

Dans la plupart des argumentaires en faveur de la loi de 2004, c’est du « voile » qu’il est question. De même c’est du « voile » qu’aura parlé le président Chirac dans son discours du 17 décembre 2003 pour appeler le Parlement à légiférer. Enfin c’est sur le « voile » que les députés ont interminablement glosé au cours des débats parlementaires. Finalement, comme l’avait préconisé le rapport Baroin, la laïcité est posée comme « un élément de référence de l’identité française ».

La loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » a finalement été adoptée le 15 mars 2004 à une large majorité, le PS s’alignant sur les partis de droite4. La loi introduit un nouvel article dans le Code de l’éducation : Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Ce texte va à l’encontre de l’avis exprimé par le Conseil d’État en 1989 selon lequel le port du foulard islamique, en tant qu’expression religieuse, dans un établissement scolaire public, est compatible avec la laïcité.

Cette loi anti-foulard a été présentée par ses promoteurs comme un « retour aux sources » ou comme l’aboutissement logique de la « laïcité française ». Une loi qui n’aurait fait que « réaffirmer » des principes oubliés, « redécouvrir » la pertinence et l’actualité des textes fondateurs, « retrouver » la saine intransigeance de Ferry, Jaurès ou Gambetta, « restaurer » ou « refonder » un ordre public mis en péril par un renouveau de la menace religieuse. Or cette rhétorique du retour aux sources n’aura servi qu’à promouvoir une loi qui opère une transformation radicale de la laïcité historique, en rupture et contradiction totales avec les lois fondatrices qui visaient la liberté et l’égalité. C’est pourquoi Jean Baubérot parle à juste titre de « laïcité falsifiée »5. La loi de 2004 marque une rupture identitaire et discriminatoire avec les lois scolaires historiques – qui ne s’appliquaient qu’à la puissance publique (les programmes, les locaux et les personnels) et en aucun cas aux élèves – et avec la loi de 1905 qui avait une visée de liberté, d’égalité et d’apaisement du conflit séculaire entre État et religion.

  1. Exacerbation de l’islamophobie

Désormais tous les prétextes seront bons pour tenter d’étendre indéfiniment le champ d’application de la loi de 2004. Des femmes voilées sont régulièrement prises à partie dans l’espace public, parfois même violemment. Cette néo-laïcité qui entend ainsi statuer sur la façon de s’habiller des femmes porte atteinte à leurs libertés élémentaires. Les campagnes antivoile et la loi de 2004 ont exacerbé la stigmatisation des musulmans. C’est au nom de cette néo-laïcité que se construit année après année l’image d’une altérité déviante qui s’étend à l’ensemble des musulmans. Le Printemps républicain, groupement idéologique, proche de Manuel Valls, officiellement créé en 2016 et relayé par les magazines Marianne et Causeur, promeut cette néo-laïcité islamophobe. Cette officine exerce une influence certaine sur le monde politique, y compris au plus haut niveau. Elle distille ce que certains appellent un « identitarisme national-républicain » ou un « républicanisme identitaire » et contribue au développement de ce que Jean-François Bayart identifie comme « une islamophobie d’État ». La loi de 2004 est désormais mobilisée comme l’arme d’une véritable guerre culturelle. Ce qui explique et éclaire pourquoi depuis 2010 l’extrême droite se soit approprié cette néo-laïcité et l’ait mise en avant. À un point tel que Madame Badinter est allée jusqu’à estimer qu’ « en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité »6.

Le monde médiatique et politique français refuse de voir dans l’islamophobie une forme de racisme7. Journalistes, écrivains, philosophes de médias ou hommes politiques n’hésitent pas à s’affirmer islamophobes tout en considérant que ceux qui luttent contre l’islamophobie constitueraient des menaces pour les « valeurs républicaines et la laïcité ». Des accusations ignominieuses (« islamo-gauchiste », « idiot utile du djihadisme ») sont lancées par des ministres ou des éditorialistes contre les mouvements antiracistes, des syndicalistes ou des chercheurs, accusations soutenues par des adeptes d’une nouvelle chasse aux sorcières. A l’initiative du sommet de l’Etat, ces campagnes permanentes aboutiront en 2021 à la loi « séparatisme ».

  1. La loi « séparatisme » d’août 2021 : une loi pseudo-laïque liberticide

La loi « confortant les principes de la République » adoptée le 24 août 2021 (dite loi « séparatisme ») vise, d’après le site officiel, les objets suivants : « Délit de séparatisme, encadrement de l’instruction en famille, contrat d’engagement républicain pour les associations, lutte contre la haine en ligne, meilleure transparence des cultes ». Son article 12 impose la signature d’un « contrat d’engagement républicain » à toutes les associations recevant des subventions publiques ou « bénéficiant d’un agrément reconnaissant leur capacité à agir ». Les contrôles administratifs et la surveillance des cultes sont renforcés. Le culte musulman et les associations regroupant des personnes musulmanes sont particulièrement visés8.

Cette loi va cependant bien au-delà, puisqu’elle met désormais tous les cultes et plus largement l’ensemble de la vie associative sous contrôle étatique9. Elle s’attaque directement à deux lois de liberté emblématiques du début du 20e siècle : d’une part à la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association régissant la liberté associative ; d’autre part à la loi du 9 décembre 1905 qui garantit la liberté de conscience, y compris la liberté religieuse dans sa dimension collective et publique, et acte la séparation des Églises et de l’État, ce dernier n’ayant pas vocation à contrôler les premières.

C’est pourquoi les principales organisations de défense des droits humains et les organisations laïques historiques comme la Ligue des droits de l’Homme, la Libre Pensée ou l’Union rationaliste ont dénoncé cette « dérive sécuritaire, parfois même teintée de xénophobie » qui affecte nombre de libertés : « liberté de conscience et de culte, liberté d’expression, liberté d’association, droit à l’instruction, libre administration des collectivités territoriales ». Elles « s’inquiètent sur le devenir d’une laïcité devenue aux yeux des pouvoirs publics un instrument de contrainte et de conformation ». Enfin, elles « dénoncent les dévoiements et dérives qu’elles constatent dans le débat public et affirment leur volonté de défendre la pleine laïcité, principe non partisan de liberté et de paix civile »10.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 Exemples : les médias et les membres du gouvernement avaient stigmatisé au printemps 1982 des ouvriers grévistes de l’automobile originaires du Maroc, le Premier ministre d’alors, Pierre Mauroy, les accusa même d’être « téléguidés par l’ayatollah Khomeyni » ; Le Figaro Magazine du 26 octobre 1985 publiait en couverture le buste d’une Marianne voilée avec cette question: « Serons-nous encore français dans trente ans ? »

3 F. Lorcerie, « La “loi sur le voile”: une entreprise politique », Droit et société, 2008. En ligne : https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2008-1-page-53.htm

4 Par 494 voix pour (330 UMP, 140 PS, 13 UDF, 7 CR, 4 non-inscrits), 36 contre (12 UMP, 2 PS, 4 UDF, 14 PCF, 4 NI dont les 2 Verts) et 31 abstentions (17 UMP, 12 UDF, 2 NI).

5 Voir Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La découverte, 2012.

6 Dans un entretien accordé au Monde des religions, 28 septembre 2021.

7 Voir Reza Zia-Ebrahimi, « The French origins of “Islamophobia denial” », Patterns of Prejudice, n° 54, 2020.

8 Voir le rapport de l’Observatoire des libertés associatives, Enquête sur la répression des associations dans le cadre de la lutte contre l’islamisme. Une nouvelle chasse aux sorcières, janvier 2022 : https://www.lacoalition.fr/Observatoire-des-libertes-associatives

9 Pour des exemples voir La Croix, « Les associations s’alarment des effets de la loi séparatisme », 27 janvier 2023, page 5 ; Alternatives économiques, mars 2023, pages 42-43 ; Le courrier des maires et des élus locaux, « Vers une mise au pas des associations les moins dociles », 3 juillet 2023 ; Le Monde, « Sur le plateau de Millevaches, une « liste rouge » d’associations privées de subventions », 9 août 2023 ; Reporterre, « Loi Séparatisme : un média brestois perd ses subventions », 25 janvier 2024…

10 https://union-rationaliste.org/pour-une-laicite-de-liberte-et-demancipation/

Limites ou points aveugles des lois laïques historiques

par Roland Pfefferkorn1

Les avancées les plus significatives vers la liberté de conscience et la séparation des Églises et de l’État sont intervenues en France dans les deux dernières décennies du XIXe siècle et les premières années du XXe. Les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 ont permis de dégager des tutelles religieuses les programmes, les locaux et les personnels. La loi de 1905 a parachevé le processus en posant deux ensembles de principes : séparation des Églises et de l’État et neutralité des pouvoirs publics en matière religieuse ; liberté de conscience, y compris religieuse, et égalité de tous, croyants et non-croyants2. Pour autant la politique laïque mise en oeuvre par les Républicains ne s’inscrit pas dans une perspective d’émancipation humaine plus large : elle ne remet en cause ni la domination de classe, ni l’ordre patriarcal, ni l’expansion coloniale.

  1. Pas de laïcité dans les colonies

La non-application des lois laïques dans les colonies est l’un des points aveugles de la politique laïque de la Troisième République. Jules Ferry ne fut pas seulement le chantre de l’école laïque… en métropole, mais aussi un partisan actif de l’entreprise coloniale. Dans son discours du 28 juillet 1885 à l’Assemblée nationale il exposait crûment les présupposés de la conception colonisatrice d’une partie des républicains : « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Il défendait le postulat de l’inégalité raciale qui justifiait l’inégalité juridique… dans l’Empire colonial. En Algérie colonisée les indigènes musulmans relevaient d’un statut d’exception en vertu du Code de l’indigénat adopté en 1881. Ce dernier confirme et précise la discrimination instituée par le Second Empire qui dès 1865 établit en droit la différence de statut juridique entre Européens et indigènes. Cette différence de statut restera en vigueur jusqu’à la loi du 7 mai 1946. En 1870, le décret de 1865 avait été modifié par le décret Crémieux qui accordait la nationalité française aux juifs des trois départements algériens.

La loi de 1905 ne fut pas introduite en Algérie colonisée. Ni égalité de traitement, ni séparation de l’Etat et des Eglises. Le décret du 27 septembre 1907 « déterminant les conditions d’application en Algérie des lois sur la séparation des Églises et de l’État et l’exercice public des cultes » fut adopté en tant que « mesure transitoire dans l’objectif d’une séparation sans troubles ». Les associations cultuelles musulmanes, les principales mosquées et les fondations pieuses sont placées sous le contrôle de l’administration coloniale. L’octroi temporaire d’indemnités aux ministres du culte agréés par le gouverneur général d’Algérie est prévu par ce même décret. Ce financement fut reconduit jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Ce régime des cultes entre évidemment en contradiction avec les principes juridiques posés par la loi de 1905.

Les lois scolaires laïques ne sont pas davantage introduites en Algérie colonisée. D’abord seule une infime minorité des enfants musulmans furent scolarisés. Avec la présence accrue des colons, puis l’arrivée de leurs familles, l’Algérie deviendra en outre le « laboratoire républicain » de la séparation des races. Quand ils seront scolarisés, les indigènes se retrouveront avant tout dans l’enseignement pratique et professionnel, leur accès à l’enseignement primaire et secondaire sera négligeable. Charles-Robert Ageron relève dans son bilan « le caractère superficiel » de la scolarisation des Algériens pendant la période coloniale3. En 1889 moins de 2 % de la population scolarisable en premier degré était touchés par l’instruction. Les effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie restent très faibles, inférieurs à 10 % de la population scolarisable, jusqu’à la veille de la guerre d’indépendance.

Laissons parler les chiffres …

Effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie entre 1882 et 1961 (Source : Aïssa Kadri (éd.), Instituteurs et enseignants en Algérie (1945-1978). Histoire et mémoires, Paris, Karthala, 2014).

  1. Les femmes infériorisées, scolarisées à part et écartées du suffrage « universel »

Le système scolaire consacré par la Troisième République repose sur la séparation des filles et des garçons dans le primaire et le secondaire. La filière réservée aux filles dans le secondaire ne prépare pas à la poursuite d’études dans le supérieur. La loi Camille Sée du 21 décembre 1880 crée un enseignement secondaire féminin, avec des programmes très allégés, peu de mathématiques, pas de latin, ni de grec. Il s’agit de former des épouses et des mères cultivées mais non des bachelières. À partir de 1902, la mise en place d’un baccalauréat unique entrouvrira les portes de l’université aux jeunes filles de la bourgeoisie. La part des bachelières passera de 0,04 % en 1905 à 6 % en 1914. Avant 1914 peu de femmes accèdent aux études universitaires4. Il faudra aussi attendre 1919 pour que les traitements des institutrices soient alignés sur ceux des instituteurs.

Le suffrage prétendument « universel » est strictement masculin. Les manuels de l’école républicaine, censés participer à l’éducation civique et citoyenne, ont longtemps masqué aux yeux des jeunes élèves cette réalité tronquée du suffrage « universel ». Il faudra attendre les manuels d’après 1985 pour que les livres d’histoire de l’école communale mentionnent l’obtention du droit de vote par les femmes en 1944, et les manuels de la fin des années 1990 pour que les livres d’histoire de l’enseignement élémentaire notent que les femmes avaient été écartées du droit de vote en 1848 et que le suffrage « universel» était un suffrage masculin. Plus largement, les droits des femmes sont déniés ou bafoués tout au long du XIXe et l’essentiel du XXe siècle dans de nombreux domaines. Conservatisme républicain et dogmatisme catholique confortent alors l’ordre patriarcal.

  1. Occultation et maintien de la domination de classe

Enfin, deux ordres d’enseignement distincts et hiérarchisés (qui relèvent d’administrations différentes, dotées de corps enseignants différents et fonctionnant comme des réseaux cloisonnés) assurent la séparation sociale. L’école primaire accueille les enfants du peuple. Les classes élémentaires des lycées, les « petits lycées » payants, accueillent les enfants des familles bourgeoises (31 000 en 1913, 55 000 en 1930).

Avant 1914, seul un élève du primaire sur 2 000 passe chaque année dans le secondaire. En 1913 moins de 8000 élèves (issus de la bourgeoisie) obtiennent le baccalauréat.

En somme, à l’école, l’idéal laïque s’inscrit dans les rapports de classe existants. Il ne fait pas seulement écran à une domination de classe inchangée, il la présuppose et, en un sens, il lui permet de se maintenir.

Au total, la laïcité scolaire est corsetée par une double, voire triple, séparation, filles/garçons, primaire (enfants du monde populaire)/secondaire-supérieur (enfants de la bourgeoisie), enfants d’indigènes/enfants de colons. Ces limites seront renforcées aux lendemains de l’union sacrée autour de la Grande guerre et de la promotion de la « religion de la patrie ». Les gouvernements successifs mettront en place les premières possibilités de financement de l’enseignement catholique et surtout renonceront à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Après 1945 de nouveaux assouplissements, accommodements et arrangements sont obtenus au fur et à mesure par l’Église catholique pour l’ensemble du territoire, en particulier avec la loi Debré de 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 On trouvera une présentation du mouvement historique qui conduit progressivement et non sans retours en arrière aux lois laïques de la Troisième République dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022.

3 Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, Paris, PUF, 1968, tome II, p. 954.

4 Voir Roland Pfefferkorn, « L’entrée des femmes dans les universités européennes : France, Suisse et Allemagne », Raison présente, 2017/1, n° 201, p. 117-127. En ligne : https://www-cairn-info.revue-raison-presente-2017-1-page-117.htm

Dévoiement catho-laïque de la laïcité

par Roland Pfefferkorn1

La loi de 1905 rencontre une opposition opiniâtre de l’Église catholique2. Elle la perçoit comme une loi d’oppression à son encontre, mais aussi comme une loi de perdition pour la nation. La lettre encyclique du 11 février 1906 du pape Pie X, Vehementer nos3 réprouve la séparation de l’État et de l’Église, « acte éminemment funeste et blâmable » : La séparation […] bouleverse […] l’ordre très sagement établi par Dieu dans le monde. Deux autres encycliques suivront sans compter une nouvelle guerre des manuels scolaires, entre 1907 et 1914, après celle des années 1882-1883.

Après 1919, au lendemain de l’union sacrée autour de la Grande guerre et de la promotion de la « religion de la patrie », les gouvernements successifs mettent en place les premières possibilités de financement de l’enseignement catholique et surtout renoncent à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Les normes non laïques antérieures restent « provisoirement » en place dans ces trois départements4. Après 1945 de nouveaux assouplissements, accommodements et arrangements sont obtenus au fur et à mesure par l’Église catholique pour l’ensemble du territoire, en particulier avec la loi Debré de 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers. En outre avec la Ve République se met en place le rituel politico-religieux de la visite des chefs d’Etat au Vatican.

  1. Non-laïcité en Alsace-Moselle et dans une partie des confettis de l’Empire

La loi du 17 octobre 1919 dispose que « les territoires d’Alsace et de Lorraine continuent, jusqu’à ce qu’il ait été procédé à l’introduction des lois françaises, à être régis par les dispositions législatives et réglementaires qui y sont actuellement en vigueur ». Celle du 1er juin 1924 précise qu’est « expressément maintenu en vigueur dans ces départements à titre provisoire l’ensemble de la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ». Vingt ans plus tard, à la Libération, l’ordonnance du 15 septembre 1944 précise une fois de plus que les dispositions dérogatoires sont maintenues « provisoirement ».

Une telle situation va clairement à l’encontre de l’article premier de la constitution de la Ve République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

Il faut ajouter en outre au cas alsacien-mosellan les exceptions des territoires d’outre-mer, confettis de l’ancien Empire colonial. En Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion la loi de 1905 est effective à partir du 6 février 1911. La Guyane relève toujours de l’Ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 qui organise et soutient le culte catholique. Les autres cultes se voient appliquer les dispositions des Décrets Mandel (des 16 janvier et 6 décembre 1939) qui font échapper les cultes au régime de la Séparation des Eglises et de l’Etat. En Polynésie, à Wallis et Futuna et en Nouvelle-Calédonie, le régime des cultes est encadré par les Décrets Mandel et échappent à la séparation des églises et de l’Etat.

A Mayotte, les mahorais peuvent choisir entre deux statuts : le statut de droit commun, selon la législation française (administrations, actes notariés, tribunaux) et le statut personnel, dérogatoire au code civil et à la laïcité. Depuis juin 2010, il ne revient plus aux juges musulmans, ou cadis, de rendre la justice touchant le statut personnel, mais ils peuvent être consultés sur l’application du droit local.

Du provisoire non laïque qui dure…

  1. Soutien financier à l’école privée catholique : Lois Astier, Marie, Ballangé, Debré, Guermeur…

Les premières mesures permettant de déroger à la loi de 1905 ont été prises dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, avec la loi Astier du 29 juillet 1919. Ce que l’historienne Jacqueline Lalouette appelle un « régime de séparation évolutif » s’est donc mis en place très tôt. Celui-ci va tendre vers ce que nous proposons d’appeler une « catho-laïcité », en reprenant le vocable d’Edgar Morin, car les établissements privés catholiques vont être les grands bénéficiaires d’une série de lois, de mesures et dispositions diverses dont la plus décisive sera la loi Debré adoptée en 1959.

Cette dernière permet la prise en charge par l’État des rémunérations et des dépenses de fonctionnement de l’enseignement dit « libre ». Elle institutionnalise le financement public de l’enseignement privé essentiellement catholique et va lui apporter des moyens considérables puisque les salaires représentent environ 80 % des besoins financiers des établissements. Toute une série d’autres dispositions allant dans le même sens seront prises dans les décennies suivantes et jusqu’à tout récemment.

L’ensemble des avantages consentis à l’enseignement privé catholique représente des sommes considérables, année après année, difficiles à chiffrer, en raison des financements indirects opérés via les réductions d’impôt ou exonération des droits de mutation obtenues pour les dons accordés aux fondations catholiques reconnues d’utilité publique.

Plus de 9 milliard d’euros, très exactement 9 035 305 069 euros, sont prévus au budget 2024 du ministère de l’Éducation nationale pour le financement des seuls salaires de l’enseignement privé des premier et second degrés5. Les données globales les plus récentes (2021) établissent que le financement public (État et collectivités territoriales) à destination de l’enseignement privé aurait représenté 15 milliards 60 millions d’euros, cela sans compter la taxe d’apprentissage et les dons défiscalisés, dont les établissements scolaires catholiques sont les principaux bénéficiaires6.

  1. L’invention d’une tradition : la visite des chefs d’Etat au Vatican

Sur un plan symbolique aussi les lois laïques ont été dévoyées. Depuis la première visite en 1957 par René Coty, à la fin de la IVe République, un nouveau rituel politico-religieux a été institué sous la Ve Republique : la visite officielle au Vatican par les chefs d’Etat français. En voici la liste :

René Coty (en 1957), une première depuis Charlemagne (!),

le général de Gaulle (en 1959 et 1967),

Valéry Giscard d’Estaing (en 1975, 1978 et 1981),

François Mitterrand (en 1982),

Jacques Chirac (en 1996),

Nicolas Sarkozy (en 2007 et 2010),

François Hollande (en 2014, 2016 et 2017)

Emmanuel Macron (en 2018, 2021 et 2022).

Ces visites sont une autre expression du caractère « catho-laïque » de la Ve République.

Emmanuel Macron est allé plus loin encore. Le 9 avril 2018, il s’est rendu à la conférence des évêques de France, au collège des Bernardins, une première depuis le vote de la loi laïque de séparation de l’Église et de l’État de 19057. Il y a affirmé sa volonté « de réparer le lien entre l’Église et l’État ». Cette participation d’un chef d’État à la conférence des évêques de France et les propos tenus sont évidemment en rupture totale avec la loi de 1905.

Au regard de cette kyrielle d’assouplissements, accommodements et arrangements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard de ces manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, de la campagne politico-médiatique autour du « voile islamique » qui serait constitutif d’une insupportable atteinte à la laïcité. Cette campagne islamophobe débouchera sur la loi antivoile de 2004 suivie de la loi séparatisme de 2021. Un dévoiement identitaire et discriminatoire accompagnera désormais le dévoiement catho-laïque.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 On trouvera une présentation des lois laïques de la Troisième République et du mouvement historique qui y conduit dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022.

3 Les encycliques sont accessibles sur le site du « Saint-Siège » dans la page consacrée au pape signataire. Vehementer nos est disponible en latin, français, italien et anglais.

4 Voir R. Pfefferkorn, « Alsace-Moselle : un statut scolaire non laïque », Revue des Sciences sociales, n° 38, 2007, pp. 158-171

5 https://www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024 Données publiées par La Libre Pensée : https://www.fnlp.fr/2024/02/19/budget-2024-du-ministere-de-leducation-nationale/

6 Idem.

7 Plus récemment, le 23 mai 2022, le ministre de l’Intérieur, G. Darmanin, a assisté à la messe d’accueil du nouvel archevêque de Paris ; et le 23 septembre 2023, le président de la République, E. Macron a assisté à la messe du pape François, organisée au stade Vélodrome de Marseille.

Bref retour sur les lois laïques historiques

par Roland Pfefferkorn1

La confusion la plus grande règne depuis quelques décennies déjà sur le sens et le contenu de la laïcité. Le mot est utilisé à tort et à travers tant par certains acteurs publics que par des idéologues qui ont complètement retourné l’idée de laïcité telle qu’elle avait été construite non sans mal historiquement. L’aspiration émancipatrice initiale qui sous-tendait la laïcité, certes inaboutie, une aspiration vers la liberté et l’égalité, s’est métamorphosée en son contraire : désormais c’est une néo-laïcité identitaire et discriminante qui est promue par ceux qui sèment la confusion. Cette reconfiguration vers une néo-laïcité qui discrimine les musulmans, et parmi eux en premier lieu les femmes, tourne le dos aux principes de liberté et d’égalité et à la séparation des Églises et de l’État qui furent le fondement de la laïcité historique.

Le processus de laïcisation de l’État a pris des contours variables suivant les pays. L’idée d’une nécessaire séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux émerge en Europe au lendemain des sanglantes guerres politico-religieuses qui se sont conclues en 1648 par les traités de Westphalie. La Réforme, puis les Lumières ont largement contribué à l’émergence et au développement de ce processus1. En France la Révolution de 1789 en constitue une première étape importante mais non décisive, c’est ainsi par exemple que l’état civil sera laïcisé. La permanence, voire le renforcement, de l’emprise catholique sur l’enseignement primaire, étendue avec la loi Falloux au secondaire, perdurera de Napoléon à la troisième République.

Les avancées vers la liberté de conscience et la séparation des Églises et de l’État interviendront en France dans les deux dernières décennies du XIXe siècle et les premières années du XXe. Les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 permettent de dégager des tutelles religieuses les programmes, les locaux et les personnels. La loi de 1905 parachèvera le processus en posant deux ensembles de principes : séparation des Églises et de l’État et neutralité des pouvoirs publics en matière religieuse ; liberté de conscience, y compris religieuse, et égalité de tous, croyants et non-croyants. Ces principes synthétisent ce que la pensée et la législation laïque ont pu avoir d’émancipateur au tournant des 19e et 20e siècles.

  1. Les lois scolaires de 1882 et 1886 : laïcité de la puissance publique
  1. Le contexte international et national

En France, en Italie, au Royaume-Uni ou en Allemagne, les Églises occupent encore dans la première moitié du 19e siècle, et au-delà, une place centrale dans les politiques scolaires. La place des Églises est cependant contestée partout. La Commune de Paris insurgée avait proclamé la séparation des Églises et de l’État et interdit l’enseignement confessionnel le 2 avril 1871. Mais tout a été balayé le 28 mai lorsque les Versaillais eurent repris la capitale. Les lois scolaires laïques françaises de 1882 et 1886 représenteront dans une conjoncture politique particulière, l’aboutissement d’une exigence ancienne et de luttes qui dépassent le cadre français. En Allemagne et en Grande-Bretagne par exemple se développent des mouvements similaires.

La loi du 28 mars 1882 portant sur l’enseignement primaire obligatoire à l’école, dite loi Ferry, et celle du 30 octobre 1886 portant sur l’organisation de l’enseignement primaire, dite loi Goblet, constitueront le cœur de la première phase de la laïcisation républicaine en France. Ces deux lois sont encadrées par une série d’autres que nous ne rappelons pas ici2.

  1. Les principales dispositions : laïcité des programmes, des locaux et des personnels

Les lois scolaires concernent la puissance publique, l’État (séparé des Églises), et non les élèves, ses usagers. La laïcisation touche en effet spécifiquement l’État tandis que la sécularisation concerne les sociétés dans leur ensemble. Cette dernière renvoie à la libération progressive de la société – donc de ses membres – des tutelles religieuses en matière notamment de mœurs et de croyance. Les principes de base des lois Ferry et Goblet peuvent être synthétisés de la manière suivante :

Laïcité des programmes : « l’instruction morale et religieuse » des lois Guizot et Falloux est remplacée par « l’instruction morale et civique ». Catéchisme et prière disparaissent de l’école publique. Cependant les « devoirs envers Dieu » seront inscrits dans le texte réglementaire (publié le 27 juillet 1882) du programme de morale du cours moyen par le Conseil supérieur de l’Instruction publique avant de disparaître dans l’entre-deux-guerres.

Laïcité des locaux de l’école publique (suppression des crucifix dans les salles de classe ou sur les frontons des écoles ; le catéchisme sera donné par les ministres du culte dans des « locaux séparés »). La loi Ferry prévoit cependant que les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires.

Laïcité des personnels instituée par la loi Goblet du 30 octobre 1886 qui proclame l’incompatibilité entre le statut de clerc et la fonction d’enseignant dans une école publique.

Par-delà l’école, la mise en œuvre de la laïcité en France s’étend à d’autres domaines de la vie sociale restés sous l’emprise des Églises3

  1. La loi de 1905 : liberté de conscience et séparation des Eglises et de l’Etat
  1. Le contexte international et national

Entretemps, le mouvement de laïcisation a connu des avancées ailleurs dans le monde, par exemple au Mexique et au Brésil. En France, il faudra attendre la crise de l’affaire Dreyfus pour que l’évolution se précipite. En 1904 pour sortir les jeunes filles de l’emprise catholique, les congrégations sont interdites d’enseignement par le gouvernement Combes. Dès lors, les tensions avec le Vatican se multiplient au point que les relations diplomatiques seront rompues le 30 juillet 1904.

La loi adoptée en décembre 1905 est le résultat d’un compromis entre différents projets républicains de séparation. Celui initial d’Emile Combes arrivé au pouvoir en 1902 visait au contrôle du catholicisme français et à la rupture des liens avec Rome. Contraint à la démission en janvier 1905 suite à un scandale politique, il ne peut mettre en œuvre son projet. Aristide Briand, poussé par Jean Jaurès, accepte la charge de rapporteur de la commission parlementaire. Le 4 mars 1905, il dépose son rapport. À la Chambre comme au Sénat, un désaccord fondamental apparaît entre deux types de « séparations ». D’un côté ceux qui dans l’optique de Combes, souhaitent contrôler l’Église et conçoivent la séparation comme « une arme de combat contre les religions ». De l’autres ceux qui conçoivent la séparation comme une indépendance réciproque de l’Église et de l’État.

Après de longs mois de débats, c’est l’option de Briand qui l’emporte en décembre 1905. Elle s’inscrit dans la filiation des lois de liberté votées au cours des années précédentes (loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion, loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, loi du 21 mars 1884 relative à la création des syndicats professionnels, loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association…).

  1. Les principes de la loi de 1905 : séparation et neutralité ; liberté et égalité

Le titre 1 de la loi en expose les « principes » :

« Article 1er. La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.

« Article 2. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, (…) seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3 ».

Les articles des titres suivants de la loi apportent un certain nombre de précisions sur différents points4.

La liberté de conscience intègre la liberté religieuse, y compris dans sa dimension collective et publique. L’État n’a pas vocation à contrôler les Églises. Les autorités publiques sont astreintes à la neutralité. Les Églises doivent s’abstenir de « résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique» (art. 35).

Les convictions religieuses peuvent s’exprimer dans l’espace public dans les limites du droit commun municipal. La jurisprudence a régulé l’expression religieuse des agents des administrations publiques : l’expression est libre, mais encadrée par le devoir de réserve, pour éviter toute répercussion sur le service ; l’expression dans le service est interdite.

La loi de 1905 anticipe des exigences conventionnelles contemporaines. Elle est conçue comme un dispositif visant la liberté (de pensée, d’opinion, de culte) et l’égalité (égalité de traitement de toutes et tous indépendamment des croyances de chacun).

Construite autour de trois principes fondamentaux, la laïcité a affirmé la liberté de conscience. Elle a posé le principe de séparation des Églises et de l’État. Elle a veillé à permettre la libre manifestation des convictions de tous, y compris religieuses, les religions disposant d’une complète liberté d’organisation et de communication.

La IIIe République promeut un idéal d’émancipation de la tutelle religieuse, l’égalité entre croyants et non-croyants et l’égalité des religions entre elles. Elle renforce la liberté d’expression avec la garantie de la liberté de conscience. Gardons cependant à l’esprit que la politique laïque mise en oeuvre par les Républicains ne s’inscrit pas pour autant dans une perspective d’émancipation humaine plus large : elle ne remet en cause ni la domination de classe, ni l’ordre patriarcal, ni l’expansion coloniale.

1 On trouvera une présentation synthétique de ce mouvement historique qui conduit progressivement et non sans retours en arrière aux lois laïques de la Troisième République dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022, pp. 6-30. Le présent texte s’appuie largement sur les éléments développés dans ce livre.

2 Voir R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022, p.35.

3 Idem, p. 37-38.

4 Le titre II traite de l’attribution des biens et des pensions. Le titre III traite des édifices des cultes. Le titre IV traite des associations pour l’exercice des cultes. Le titre V est consacré à la police des cultes. Il comporte un article 27 traite des sonneries de cloches ou l’usage des édifices du culte, il précise que « les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte» sont « libres, sous la seule réserve du respect de l’ordre public ». L’article 28 énonce en outre qu’« il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

Savant·es et politiques contre l’ « islamogauchisme »

Cette fiche synthétise un article en deux parties de la maîtresse de conférence Christelle Rabier paru dans la revue Mouvements. Elle a pour objectif d’identifier les mouvements de droite et d’extrême-droite (et leurs stratégies rhétoriques) qui, en accusant certain·es chercheur·euses d’ « islamogauchisme » mettent en danger leurs libertés académiques, leur carrière et leur sécurité personnelle. Les noms, notions et acronymes suivis d’un astérisque sont définis dans le lexique à la fin de la fiche.

Christelle Rabier est maîtresse de conférence à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS*), spécialisée en histoire et sociologie des sciences dans une perspective féministe et anticoloniale. Le 26 novembre 2020 elle est accusée d’« islamo-gauchisme » et de « cancel culture* » dans un tweet du député LR Julien Aubert, qui avait demandé la veille à l’Assemblée Nationale la création d’une mission d’information « sur les dérives idéologiques dans les milieux universitaires ». Les deux articles écrits par C. Rabier visent à reconstituer le réseau politique et universitaire qui mène cette offensive, depuis 2018, contre la recherche académique et à identifier les racines de son argumentation dans une certaine tradition intellectuelle et nationaliste française.

I. Cartographie sociale de la chasse aux sorcières « islamogauchistes » depuis 2018, véritable offensive politique

Les accusations d’islamogauchisme* à l’Université ont pris de l’ampleur en 2020, quand le président Emmanuel Macron a jugé que le monde universitaire était coupable d’avoir « encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon ». Ce jugement, inspiré du discours de Marion-Maréchal Le Pen, a été suivi d’une dénonciation d’un « islamogauchisme dans les universités » par le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer et de l’annonce d’une enquête sur « l’islamogauchisme à l’université » en 2021 par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Plusieurs parlementaires de droite, dont Julien Aubert et Damien Abad ont applaudi cette initiative.

À cet ensemble de personnalités politiques s’est jointe une poignée d’universitaires partageant les mêmes idées et parfois les mêmes réseaux, se réclamant des « valeurs de la République » . Tous·tes déclarent lutter contre la prétendue « idéologie » qui aurait cours dans les sciences sociales françaises. Par exemple l’association « Vigilance Universités » sert notamment de réservoir à signatures pour des tribunes et compte parmi ses membres les plus actifs·ves Gilles Denis, Isabelle Barbéris, Véronique Taquin, Yana Grinshpun et Vincent Tournier. De même l’association « Qualité de la Science Française » (QSF) regroupe essentiellement des juristes, des mathématicien·nes et des philosophes sur une ligne conservatrice et élitiste. Parmi ses membres, on trouve Olivier Beaud, professeur de droit public ayant co-dirigé un ouvrage avec J.-M. Blanquer, et Wiktor Stoczkowki (EHESS) qui n’hésita pas à faire porter la responsabilité des attentats terroristes à certains travaux universitaires lors d’un colloque organisé par QSF le 1er février 2020. Également « L’observatoire du décolonialisme* », renommé aujourd’hui « Observatoire des idéologies identitaires » se donne pour mission de défendre la langue, la laïcité et l’école. Les principaux moyens d’action de ces groupes sont les tribunes, les pétitions et les blogs. À partir de novembre 2018, les pétitions et tribunes se succèdent dans Le Point, L’Express, Le Monde. Ces différents « manifestes » sont signés en grande majorité par des universitaires retraité·es, dont certains sont proches du Printemps Républicain, comme Laurent Bouvet, ou du Comité Laïcité République.

La directrice de recherche au CNRS, retraitée depuis 2019, Natalie Heinich, fait la jonction entre ces différents groupes. Elle a rédigé plusieurs tribunes et considère que toute recherche qui ne respecte pas ce qu’elle nomme la « neutralité axiologique* » ne peut être scientifique et représente une attaque contre la liberté académique.

Une offensive contre les travaux universitaires se réclamant du féminisme, des études coloniales ou post-coloniales, ou de toute forme d’étude critique et militante, a donc été menée conjointement par certains personnages politiques et universitaires les 7 et 8 janvier 2022 lors d’un colloque intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Aucun·e organisateur·ice et intervenant·e n’était spécialiste de l’étude des sciences ni de l’histoire universitaire et ce colloque n’était soutenu par aucun institut, laboratoire ou unité de recherche. L’association qui l’a organisé, le « Collège de philosophie » (à ne pas confondre avec le « Collège international de philosophie ») est une association loi 1901 sans légitimité scientifique qui se concentre presque exclusivement à dénoncer l’islamisme sous toutes ses formes. Le colloque s’est tenu à la Sorbonne et a accueilli le ministre de l’Education J.-M. Blanquer : ce colloque n’avait donc pas de caution scientifique et s’apparentait plutôt à une manœuvre politique.

Lors de ce colloque, la sociologue émérite Dominique Schnapper, ancienne directrice d’études à l’EHESS qui a connu, après sa carrière académique, une carrière politique la menant notamment au Conseil Constitutionnel, a pris la parole pour dénoncer une « culture woke* » jamais définie qui donnerait lieu à des travaux sans rigueur menaçant la rationalité des sciences humaines. Thierry Coulon, le président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres*), un organisme censé être une autorité publique indépendante, a proclamé que l’Hcéres aurait à faire la distinction entre « discours universitaire » et « discours militant ». Mais ces missions ne sont pas celles de l’organisme qu’il préside. C’est pourtant à l’Hcéres que les partisan·es de cette offensive voudraient confier la mission d’enquêter sur contre « l’islamogauchisme à l’Université ». Cette mission n’aurait donc aucune authentique indépendance puisque Thierry Coulhon est l’ancien conseiller présidentiel à l’Enseignement supérieur et à la recherche.

On a assisté, depuis 2018, à une séquence de chasse aux sorcières maccarthyste qui s’est déroulée en trois volets : d’abord médiatique, avec les différentes tribunes et manifestes publiés dans de grands médias publics, puis administratif, avec le remplacement de l’Observatoire de la laïcité par un comité interministériel en juin 2021, et enfin politique, avec la loi « confortant le respect des principes de la République » en août 2021. Sous couvert de défendre la « neutralité axiologique » de la recherche, les universitaires qui se sont engagé·es dans cette offensive, en utilisant le mot-valise « islamogauchisme », ont porté gravement atteinte aux libertés académiques et pédagogiques de leurs collègues, voire parfois à leur carrière et à leur sécurité.

II. La « neutralité axiologique » : une notion mal traduite au service du nationalisme scientifique français.

C’est cette notion de « neutralité axiologique » qu’étudie C. Rabier dans son deuxième article, sous-titré « le fantôme de Raymond Aron* ». Elle trouve son origine dans un texte du sociologue allemand Max Weber* qui parlait, dans une conférence de novembre 1917, intitulée « la Science comme profession », de « werturteilsfreie Wissenchaft ». C’est cette expression, qui fut traduite en 1959 par le philosophe et sociologue Julien Freund par la notion de « neutralité axiologique ». D’après celui-ci, cette traduction lui aurait été suggéré par le politologue et historien Raymond Aron, grand lecteur des sociologues allemands dès les années 1930.

Or, ni Weber ni Aron n’ont soutenu que la science devait ou pouvait être dénuée de tout jugement de valeur. Les travaux et traductions récentes de l’œuvre de Weber par Catherine Colliot-Thélène et d’Isabelle Kalinowski ont pourtant montré que pour celui-ci les scientifiques n’ont aucunement à être neutres. De plus, la fameuse « neutralité axiologique » ne s’applique pour Weber qu’à la situation du cours magistral, dans lequel l’étudiant est privé de parole et du droit à la contradiction. Aron considérait lui aussi pour sa part que toute science « politique au moins implicitement » reposait sur des distinctions de valeurs.

Mais alors pourquoi les universitaires engagé·es dans la chasse aux sorcières contre « l’islamogauchisme » se réclament des concepts de Weber et Aron pour disqualifier toute recherche identifiée comme critique ou militante ? Par stratégie rhétorique.

Aron, fin lecteur de Weber, a utilisé le concept de « neutralité axiologique » et la référence à Weber comme « un marqueur politique », c’est-à-dire un texte que l’on cite sans le lire parce qu’il permet de défendre une communauté dans une polémique scientifique. Ce concept lui servit à critiquer les chercheur·euses engagé·es à gauche et continue aujourd’hui à servir le même rôle de disqualification contre les travaux féministes et/ou antiracistes.

Pourtant, les pratiques de D. Schnapper ou de N. Heinich se réclamant de la « neutralité » n’ont rien de neutre : elles consistent à faire usage d’intimidation, notamment sur les listes de diffusion, à fabriquer des réputations diffamantes à leurs collègues et à leur refuser des financements ou des protections fonctionnelles.

Ces pratiques trouvent leur origine dans l’histoire coloniale française. Aron lui-même s’interrogeait sur la violence légitime pendant la guerre d’Algérie. Les acteur·ices de la chasse aux sorcières « islamogauchistes » semblent ainsi reprendre à leur compte le projet peint au plafond de l’amphithéâtre Liard qui montre une allégorie de l’Histoire tenant entre ses mains une stèle où est gravé Gesta Dei per Francos (« l’action de Dieu passe par les Francs »), qui montre les liens entre un le nationalisme scientifique de la fin du xixe siècle et l’expansion coloniale française.

Une telle préférence pour une conception dépassée de l’histoire et de la science ne viendrait-elle pas d’une insuffisance de la formation universitaire à l’épistémologie et à l’histoire des sciences ?

  1. Lexique

Aron, Raymond (1905-1983) : philosophe, sociologue, politologue et historien français. Résistant, il enseigna après la guerre à l’Institut d’Études Politiques de Paris et à l’EHESS. Il se désolidarisa rapidement de la gauche pacifiste pour se rapprocher de positions libérales et atlantistes. Journaliste, il écrivait dans le Figaro et la revue qu’il avait fondée, Commentaire.

Cancel culture : expression polémique pour désigner toute pratique visant à ostraciser des personnes ou des groupes présents ou passés. Cette expression est souvent utilisée par les mouvements conservateurs pour délégitimer toute critique historique ou féministe de figures ou d’institutions importantes. L’accusation peut aussi renversée lorsque ces mêmes mouvements conservateurs demandent la censure de certains livres ou travaux de recherche qui ne correspondent pas à leur ligne politique.

Culture woke : expression floue et polémique qui trouve son origine dans un terme anglo-américain désignant le fait d’être conscient (« éveillé ») des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale. Cette expression est surtout utilisée, en France, pour disqualifier les recherches féministes et/ou antiracistes (ou toute idée progressiste) comme une forme de militantisme importée des États-Unis qui irait à l’encontre des « valeurs de la République ».

Décolonialisme : les études coloniales, post-coloniales et décoloniales regroupent les différentes recherches scientifiques critiques sur l’héritage culturel des colonisations occidentales, qui regroupent. Le terme de « décolonialisme » employé par « l’Observatoire du décolonialisme » vise à disqualifier ces recherches comme n’ayant aucune rigueur scientifique.

EHESS : l’École des Hautes Études en Sciences Sociales est un établissement public fondé en 1947 qui forme et accueille des chercheurs·euses dans différentes sciences humaines et sociales.

Hcéres : autorité publique indépendante, qui n’est donc pas censée relever de l’autorité du gouvernement, et qui est chargée d’évaluer les établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Son actuel président, Thierry Coulhon a été nommé en juillet 2020 après avoir participé à la sélection qui a conduit au rejet de cinq autres candidats.

Islamogauchisme : mot-valise qui s’écrit parfois « islamo-gauchisme ». Expression polémique, rarement définie, dont la structure ressemble à l’accusation de « judéobolchévisme » qui avait cours dans les années 1930 et qui a permis aux mouvements conservateurs français de créer une panique morale autour d’une hypothétique collusion entre certains mouvements progressistes et l’islamisme radical.

Neutralité axiologique : traduction des expressions allemandes du sociologue Weber « werturteilsfreie Wissenschaft » et « Wertfreiheit ». On lui préfère aujourd’hui les traductions « abstinence axiologique » (C. Coliot-Thélène) ou « non-imposition de valeur » (I. Kalinowski). Cette mauvaise traduction a donné lieu à l’élaboration d’un concept polémique utilisé par les courants de pensée conservateurs pour disqualifier tout travail scientifique qui serait critique ou militant, alors que pour Weber ces expressions ne désignent que l’attitude que doit adopter le ou la professeur·e lors d’un cours magistral, et non une séparation entre ce qui relève de la science et ce qui relève du jugement de valeurs.

Protection fonctionnelle : désigne les mesures de protection et d’assistance dues par l’administration à son agent afin de le protéger et de l’assister contre les attaques dont il fait l’objet dans le cadre de ses fonctions ou en raison de ses fonctions.

Weber, Max (1864-1920) : sociologue et économiste allemand, considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie moderne. Parmi ses nombreux travaux, il a analysé l’origine du capitalisme, les différentes religions, les systèmes bureaucratiques, les différentes formes d’autorité, les processus de rationalisation. Il s’est aussi engagé politiquement, notamment en participant à la rédaction de la Constitution de la République de Weimar à la fin de sa vie.

La liberté académique

La question des libertés académiques s’est tout particulièrement posée dans le contexte des attaques contre les études de genre et post-coloniales. Eric Fassin, professeur de sociologie à Paris 8, membre sénior de l’IUF et chercheur au LEGS, revient sur ces attaques et les analyses en soulignant leurs effets : au-delà des menaces intuitu personae contre les chercheurs·ses et des risques de désinvestissement dans des domaines de connaissances scientifiques considérés comme risqués ou controversés, l’amalgame fait entre savoirs critiques et opinion par les auteurs de ces attaques cache un anti-intellectualisme dangereux pour la démocratie.