par Roland Pfefferkorn1
Les avancées les plus significatives vers la liberté de conscience et la séparation des Églises et de l’État sont intervenues en France dans les deux dernières décennies du XIXe siècle et les premières années du XXe. Les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 ont permis de dégager des tutelles religieuses les programmes, les locaux et les personnels. La loi de 1905 a parachevé le processus en posant deux ensembles de principes : séparation des Églises et de l’État et neutralité des pouvoirs publics en matière religieuse ; liberté de conscience, y compris religieuse, et égalité de tous, croyants et non-croyants2. Pour autant la politique laïque mise en oeuvre par les Républicains ne s’inscrit pas dans une perspective d’émancipation humaine plus large : elle ne remet en cause ni la domination de classe, ni l’ordre patriarcal, ni l’expansion coloniale.
- Pas de laïcité dans les colonies
La non-application des lois laïques dans les colonies est l’un des points aveugles de la politique laïque de la Troisième République. Jules Ferry ne fut pas seulement le chantre de l’école laïque… en métropole, mais aussi un partisan actif de l’entreprise coloniale. Dans son discours du 28 juillet 1885 à l’Assemblée nationale il exposait crûment les présupposés de la conception colonisatrice d’une partie des républicains : « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Il défendait le postulat de l’inégalité raciale qui justifiait l’inégalité juridique… dans l’Empire colonial. En Algérie colonisée les indigènes musulmans relevaient d’un statut d’exception en vertu du Code de l’indigénat adopté en 1881. Ce dernier confirme et précise la discrimination instituée par le Second Empire qui dès 1865 établit en droit la différence de statut juridique entre Européens et indigènes. Cette différence de statut restera en vigueur jusqu’à la loi du 7 mai 1946. En 1870, le décret de 1865 avait été modifié par le décret Crémieux qui accordait la nationalité française aux juifs des trois départements algériens.
La loi de 1905 ne fut pas introduite en Algérie colonisée. Ni égalité de traitement, ni séparation de l’Etat et des Eglises. Le décret du 27 septembre 1907 « déterminant les conditions d’application en Algérie des lois sur la séparation des Églises et de l’État et l’exercice public des cultes » fut adopté en tant que « mesure transitoire dans l’objectif d’une séparation sans troubles ». Les associations cultuelles musulmanes, les principales mosquées et les fondations pieuses sont placées sous le contrôle de l’administration coloniale. L’octroi temporaire d’indemnités aux ministres du culte agréés par le gouverneur général d’Algérie est prévu par ce même décret. Ce financement fut reconduit jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Ce régime des cultes entre évidemment en contradiction avec les principes juridiques posés par la loi de 1905.
Les lois scolaires laïques ne sont pas davantage introduites en Algérie colonisée. D’abord seule une infime minorité des enfants musulmans furent scolarisés. Avec la présence accrue des colons, puis l’arrivée de leurs familles, l’Algérie deviendra en outre le « laboratoire républicain » de la séparation des races. Quand ils seront scolarisés, les indigènes se retrouveront avant tout dans l’enseignement pratique et professionnel, leur accès à l’enseignement primaire et secondaire sera négligeable. Charles-Robert Ageron relève dans son bilan « le caractère superficiel » de la scolarisation des Algériens pendant la période coloniale3. En 1889 moins de 2 % de la population scolarisable en premier degré était touchés par l’instruction. Les effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie restent très faibles, inférieurs à 10 % de la population scolarisable, jusqu’à la veille de la guerre d’indépendance.
Laissons parler les chiffres …
Effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie entre 1882 et 1961 (Source : Aïssa Kadri (éd.), Instituteurs et enseignants en Algérie (1945-1978). Histoire et mémoires, Paris, Karthala, 2014).
- Les femmes infériorisées, scolarisées à part et écartées du suffrage « universel »
Le système scolaire consacré par la Troisième République repose sur la séparation des filles et des garçons dans le primaire et le secondaire. La filière réservée aux filles dans le secondaire ne prépare pas à la poursuite d’études dans le supérieur. La loi Camille Sée du 21 décembre 1880 crée un enseignement secondaire féminin, avec des programmes très allégés, peu de mathématiques, pas de latin, ni de grec. Il s’agit de former des épouses et des mères cultivées mais non des bachelières. À partir de 1902, la mise en place d’un baccalauréat unique entrouvrira les portes de l’université aux jeunes filles de la bourgeoisie. La part des bachelières passera de 0,04 % en 1905 à 6 % en 1914. Avant 1914 peu de femmes accèdent aux études universitaires4. Il faudra aussi attendre 1919 pour que les traitements des institutrices soient alignés sur ceux des instituteurs.
Le suffrage prétendument « universel » est strictement masculin. Les manuels de l’école républicaine, censés participer à l’éducation civique et citoyenne, ont longtemps masqué aux yeux des jeunes élèves cette réalité tronquée du suffrage « universel ». Il faudra attendre les manuels d’après 1985 pour que les livres d’histoire de l’école communale mentionnent l’obtention du droit de vote par les femmes en 1944, et les manuels de la fin des années 1990 pour que les livres d’histoire de l’enseignement élémentaire notent que les femmes avaient été écartées du droit de vote en 1848 et que le suffrage « universel» était un suffrage masculin. Plus largement, les droits des femmes sont déniés ou bafoués tout au long du XIXe et l’essentiel du XXe siècle dans de nombreux domaines. Conservatisme républicain et dogmatisme catholique confortent alors l’ordre patriarcal.
- Occultation et maintien de la domination de classe
Enfin, deux ordres d’enseignement distincts et hiérarchisés (qui relèvent d’administrations différentes, dotées de corps enseignants différents et fonctionnant comme des réseaux cloisonnés) assurent la séparation sociale. L’école primaire accueille les enfants du peuple. Les classes élémentaires des lycées, les « petits lycées » payants, accueillent les enfants des familles bourgeoises (31 000 en 1913, 55 000 en 1930).
Avant 1914, seul un élève du primaire sur 2 000 passe chaque année dans le secondaire. En 1913 moins de 8000 élèves (issus de la bourgeoisie) obtiennent le baccalauréat.
En somme, à l’école, l’idéal laïque s’inscrit dans les rapports de classe existants. Il ne fait pas seulement écran à une domination de classe inchangée, il la présuppose et, en un sens, il lui permet de se maintenir.
Au total, la laïcité scolaire est corsetée par une double, voire triple, séparation, filles/garçons, primaire (enfants du monde populaire)/secondaire-supérieur (enfants de la bourgeoisie), enfants d’indigènes/enfants de colons. Ces limites seront renforcées aux lendemains de l’union sacrée autour de la Grande guerre et de la promotion de la « religion de la patrie ». Les gouvernements successifs mettront en place les premières possibilités de financement de l’enseignement catholique et surtout renonceront à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Après 1945 de nouveaux assouplissements, accommodements et arrangements sont obtenus au fur et à mesure par l’Église catholique pour l’ensemble du territoire, en particulier avec la loi Debré de 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers.
1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).
2 On trouvera une présentation du mouvement historique qui conduit progressivement et non sans retours en arrière aux lois laïques de la Troisième République dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022.
3 Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, Paris, PUF, 1968, tome II, p. 954.
4 Voir Roland Pfefferkorn, « L’entrée des femmes dans les universités européennes : France, Suisse et Allemagne », Raison présente, 2017/1, n° 201, p. 117-127. En ligne : https://www-cairn-info.revue-raison-presente-2017-1-page-117.htm