par Roland Pfefferkorn1
La confusion la plus grande règne depuis quelques décennies déjà sur le sens et le contenu de la laïcité. Le mot est utilisé à tort et à travers tant par certains acteurs publics que par des idéologues qui ont complètement retourné l’idée de laïcité telle qu’elle avait été construite non sans mal historiquement. L’aspiration émancipatrice initiale qui sous-tendait la laïcité, certes inaboutie, une aspiration vers la liberté et l’égalité, s’est métamorphosée en son contraire : désormais c’est une néo-laïcité identitaire et discriminante qui est promue par ceux qui sèment la confusion. Cette reconfiguration vers une néo-laïcité qui discrimine les musulmans, et parmi eux en premier lieu les femmes, tourne le dos aux principes de liberté et d’égalité et à la séparation des Églises et de l’État qui furent le fondement de la laïcité historique.
Le processus de laïcisation de l’État a pris des contours variables suivant les pays. L’idée d’une nécessaire séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux émerge en Europe au lendemain des sanglantes guerres politico-religieuses qui se sont conclues en 1648 par les traités de Westphalie. La Réforme, puis les Lumières ont largement contribué à l’émergence et au développement de ce processus1. En France la Révolution de 1789 en constitue une première étape importante mais non décisive, c’est ainsi par exemple que l’état civil sera laïcisé. La permanence, voire le renforcement, de l’emprise catholique sur l’enseignement primaire, étendue avec la loi Falloux au secondaire, perdurera de Napoléon à la troisième République.
Les avancées vers la liberté de conscience et la séparation des Églises et de l’État interviendront en France dans les deux dernières décennies du XIXe siècle et les premières années du XXe. Les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 permettent de dégager des tutelles religieuses les programmes, les locaux et les personnels. La loi de 1905 parachèvera le processus en posant deux ensembles de principes : séparation des Églises et de l’État et neutralité des pouvoirs publics en matière religieuse ; liberté de conscience, y compris religieuse, et égalité de tous, croyants et non-croyants. Ces principes synthétisent ce que la pensée et la législation laïque ont pu avoir d’émancipateur au tournant des 19e et 20e siècles.
- Les lois scolaires de 1882 et 1886 : laïcité de la puissance publique
- Le contexte international et national
En France, en Italie, au Royaume-Uni ou en Allemagne, les Églises occupent encore dans la première moitié du 19e siècle, et au-delà, une place centrale dans les politiques scolaires. La place des Églises est cependant contestée partout. La Commune de Paris insurgée avait proclamé la séparation des Églises et de l’État et interdit l’enseignement confessionnel le 2 avril 1871. Mais tout a été balayé le 28 mai lorsque les Versaillais eurent repris la capitale. Les lois scolaires laïques françaises de 1882 et 1886 représenteront dans une conjoncture politique particulière, l’aboutissement d’une exigence ancienne et de luttes qui dépassent le cadre français. En Allemagne et en Grande-Bretagne par exemple se développent des mouvements similaires.
La loi du 28 mars 1882 portant sur l’enseignement primaire obligatoire à l’école, dite loi Ferry, et celle du 30 octobre 1886 portant sur l’organisation de l’enseignement primaire, dite loi Goblet, constitueront le cœur de la première phase de la laïcisation républicaine en France. Ces deux lois sont encadrées par une série d’autres que nous ne rappelons pas ici2.
- Les principales dispositions : laïcité des programmes, des locaux et des personnels
Les lois scolaires concernent la puissance publique, l’État (séparé des Églises), et non les élèves, ses usagers. La laïcisation touche en effet spécifiquement l’État tandis que la sécularisation concerne les sociétés dans leur ensemble. Cette dernière renvoie à la libération progressive de la société – donc de ses membres – des tutelles religieuses en matière notamment de mœurs et de croyance. Les principes de base des lois Ferry et Goblet peuvent être synthétisés de la manière suivante :
Laïcité des programmes : « l’instruction morale et religieuse » des lois Guizot et Falloux est remplacée par « l’instruction morale et civique ». Catéchisme et prière disparaissent de l’école publique. Cependant les « devoirs envers Dieu » seront inscrits dans le texte réglementaire (publié le 27 juillet 1882) du programme de morale du cours moyen par le Conseil supérieur de l’Instruction publique avant de disparaître dans l’entre-deux-guerres.
Laïcité des locaux de l’école publique (suppression des crucifix dans les salles de classe ou sur les frontons des écoles ; le catéchisme sera donné par les ministres du culte dans des « locaux séparés »). La loi Ferry prévoit cependant que les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires.
Laïcité des personnels instituée par la loi Goblet du 30 octobre 1886 qui proclame l’incompatibilité entre le statut de clerc et la fonction d’enseignant dans une école publique.
Par-delà l’école, la mise en œuvre de la laïcité en France s’étend à d’autres domaines de la vie sociale restés sous l’emprise des Églises3.
- La loi de 1905 : liberté de conscience et séparation des Eglises et de l’Etat
- Le contexte international et national
Entretemps, le mouvement de laïcisation a connu des avancées ailleurs dans le monde, par exemple au Mexique et au Brésil. En France, il faudra attendre la crise de l’affaire Dreyfus pour que l’évolution se précipite. En 1904 pour sortir les jeunes filles de l’emprise catholique, les congrégations sont interdites d’enseignement par le gouvernement Combes. Dès lors, les tensions avec le Vatican se multiplient au point que les relations diplomatiques seront rompues le 30 juillet 1904.
La loi adoptée en décembre 1905 est le résultat d’un compromis entre différents projets républicains de séparation. Celui initial d’Emile Combes arrivé au pouvoir en 1902 visait au contrôle du catholicisme français et à la rupture des liens avec Rome. Contraint à la démission en janvier 1905 suite à un scandale politique, il ne peut mettre en œuvre son projet. Aristide Briand, poussé par Jean Jaurès, accepte la charge de rapporteur de la commission parlementaire. Le 4 mars 1905, il dépose son rapport. À la Chambre comme au Sénat, un désaccord fondamental apparaît entre deux types de « séparations ». D’un côté ceux qui dans l’optique de Combes, souhaitent contrôler l’Église et conçoivent la séparation comme « une arme de combat contre les religions ». De l’autres ceux qui conçoivent la séparation comme une indépendance réciproque de l’Église et de l’État.
Après de longs mois de débats, c’est l’option de Briand qui l’emporte en décembre 1905. Elle s’inscrit dans la filiation des lois de liberté votées au cours des années précédentes (loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion, loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, loi du 21 mars 1884 relative à la création des syndicats professionnels, loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association…).
- Les principes de la loi de 1905 : séparation et neutralité ; liberté et égalité
Le titre 1 de la loi en expose les « principes » :
« Article 1er. La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
« Article 2. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, (…) seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3 ».
Les articles des titres suivants de la loi apportent un certain nombre de précisions sur différents points4.
La liberté de conscience intègre la liberté religieuse, y compris dans sa dimension collective et publique. L’État n’a pas vocation à contrôler les Églises. Les autorités publiques sont astreintes à la neutralité. Les Églises doivent s’abstenir de « résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique» (art. 35).
Les convictions religieuses peuvent s’exprimer dans l’espace public dans les limites du droit commun municipal. La jurisprudence a régulé l’expression religieuse des agents des administrations publiques : l’expression est libre, mais encadrée par le devoir de réserve, pour éviter toute répercussion sur le service ; l’expression dans le service est interdite.
La loi de 1905 anticipe des exigences conventionnelles contemporaines. Elle est conçue comme un dispositif visant la liberté (de pensée, d’opinion, de culte) et l’égalité (égalité de traitement de toutes et tous indépendamment des croyances de chacun).
Construite autour de trois principes fondamentaux, la laïcité a affirmé la liberté de conscience. Elle a posé le principe de séparation des Églises et de l’État. Elle a veillé à permettre la libre manifestation des convictions de tous, y compris religieuses, les religions disposant d’une complète liberté d’organisation et de communication.
La IIIe République promeut un idéal d’émancipation de la tutelle religieuse, l’égalité entre croyants et non-croyants et l’égalité des religions entre elles. Elle renforce la liberté d’expression avec la garantie de la liberté de conscience. Gardons cependant à l’esprit que la politique laïque mise en oeuvre par les Républicains ne s’inscrit pas pour autant dans une perspective d’émancipation humaine plus large : elle ne remet en cause ni la domination de classe, ni l’ordre patriarcal, ni l’expansion coloniale.
1 On trouvera une présentation synthétique de ce mouvement historique qui conduit progressivement et non sans retours en arrière aux lois laïques de la Troisième République dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022, pp. 6-30. Le présent texte s’appuie largement sur les éléments développés dans ce livre.
2 Voir R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022, p.35.
3 Idem, p. 37-38.
4 Le titre II traite de l’attribution des biens et des pensions. Le titre III traite des édifices des cultes. Le titre IV traite des associations pour l’exercice des cultes. Le titre V est consacré à la police des cultes. Il comporte un article 27 traite des sonneries de cloches ou l’usage des édifices du culte, il précise que « les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte» sont « libres, sous la seule réserve du respect de l’ordre public ». L’article 28 énonce en outre qu’« il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».
1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).