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Dévoiement catho-laïque de la laïcité

par Roland Pfefferkorn1

La loi de 1905 rencontre une opposition opiniâtre de l’Église catholique2. Elle la perçoit comme une loi d’oppression à son encontre, mais aussi comme une loi de perdition pour la nation. La lettre encyclique du 11 février 1906 du pape Pie X, Vehementer nos3 réprouve la séparation de l’État et de l’Église, « acte éminemment funeste et blâmable » : La séparation […] bouleverse […] l’ordre très sagement établi par Dieu dans le monde. Deux autres encycliques suivront sans compter une nouvelle guerre des manuels scolaires, entre 1907 et 1914, après celle des années 1882-1883.

Après 1919, au lendemain de l’union sacrée autour de la Grande guerre et de la promotion de la « religion de la patrie », les gouvernements successifs mettent en place les premières possibilités de financement de l’enseignement catholique et surtout renoncent à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Les normes non laïques antérieures restent « provisoirement » en place dans ces trois départements4. Après 1945 de nouveaux assouplissements, accommodements et arrangements sont obtenus au fur et à mesure par l’Église catholique pour l’ensemble du territoire, en particulier avec la loi Debré de 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers. En outre avec la Ve République se met en place le rituel politico-religieux de la visite des chefs d’Etat au Vatican.

  1. Non-laïcité en Alsace-Moselle et dans une partie des confettis de l’Empire

La loi du 17 octobre 1919 dispose que « les territoires d’Alsace et de Lorraine continuent, jusqu’à ce qu’il ait été procédé à l’introduction des lois françaises, à être régis par les dispositions législatives et réglementaires qui y sont actuellement en vigueur ». Celle du 1er juin 1924 précise qu’est « expressément maintenu en vigueur dans ces départements à titre provisoire l’ensemble de la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ». Vingt ans plus tard, à la Libération, l’ordonnance du 15 septembre 1944 précise une fois de plus que les dispositions dérogatoires sont maintenues « provisoirement ».

Une telle situation va clairement à l’encontre de l’article premier de la constitution de la Ve République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

Il faut ajouter en outre au cas alsacien-mosellan les exceptions des territoires d’outre-mer, confettis de l’ancien Empire colonial. En Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion la loi de 1905 est effective à partir du 6 février 1911. La Guyane relève toujours de l’Ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 qui organise et soutient le culte catholique. Les autres cultes se voient appliquer les dispositions des Décrets Mandel (des 16 janvier et 6 décembre 1939) qui font échapper les cultes au régime de la Séparation des Eglises et de l’Etat. En Polynésie, à Wallis et Futuna et en Nouvelle-Calédonie, le régime des cultes est encadré par les Décrets Mandel et échappent à la séparation des églises et de l’Etat.

A Mayotte, les mahorais peuvent choisir entre deux statuts : le statut de droit commun, selon la législation française (administrations, actes notariés, tribunaux) et le statut personnel, dérogatoire au code civil et à la laïcité. Depuis juin 2010, il ne revient plus aux juges musulmans, ou cadis, de rendre la justice touchant le statut personnel, mais ils peuvent être consultés sur l’application du droit local.

Du provisoire non laïque qui dure…

  1. Soutien financier à l’école privée catholique : Lois Astier, Marie, Ballangé, Debré, Guermeur…

Les premières mesures permettant de déroger à la loi de 1905 ont été prises dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, avec la loi Astier du 29 juillet 1919. Ce que l’historienne Jacqueline Lalouette appelle un « régime de séparation évolutif » s’est donc mis en place très tôt. Celui-ci va tendre vers ce que nous proposons d’appeler une « catho-laïcité », en reprenant le vocable d’Edgar Morin, car les établissements privés catholiques vont être les grands bénéficiaires d’une série de lois, de mesures et dispositions diverses dont la plus décisive sera la loi Debré adoptée en 1959.

Cette dernière permet la prise en charge par l’État des rémunérations et des dépenses de fonctionnement de l’enseignement dit « libre ». Elle institutionnalise le financement public de l’enseignement privé essentiellement catholique et va lui apporter des moyens considérables puisque les salaires représentent environ 80 % des besoins financiers des établissements. Toute une série d’autres dispositions allant dans le même sens seront prises dans les décennies suivantes et jusqu’à tout récemment.

L’ensemble des avantages consentis à l’enseignement privé catholique représente des sommes considérables, année après année, difficiles à chiffrer, en raison des financements indirects opérés via les réductions d’impôt ou exonération des droits de mutation obtenues pour les dons accordés aux fondations catholiques reconnues d’utilité publique.

Plus de 9 milliard d’euros, très exactement 9 035 305 069 euros, sont prévus au budget 2024 du ministère de l’Éducation nationale pour le financement des seuls salaires de l’enseignement privé des premier et second degrés5. Les données globales les plus récentes (2021) établissent que le financement public (État et collectivités territoriales) à destination de l’enseignement privé aurait représenté 15 milliards 60 millions d’euros, cela sans compter la taxe d’apprentissage et les dons défiscalisés, dont les établissements scolaires catholiques sont les principaux bénéficiaires6.

  1. L’invention d’une tradition : la visite des chefs d’Etat au Vatican

Sur un plan symbolique aussi les lois laïques ont été dévoyées. Depuis la première visite en 1957 par René Coty, à la fin de la IVe République, un nouveau rituel politico-religieux a été institué sous la Ve Republique : la visite officielle au Vatican par les chefs d’Etat français. En voici la liste :

René Coty (en 1957), une première depuis Charlemagne (!),

le général de Gaulle (en 1959 et 1967),

Valéry Giscard d’Estaing (en 1975, 1978 et 1981),

François Mitterrand (en 1982),

Jacques Chirac (en 1996),

Nicolas Sarkozy (en 2007 et 2010),

François Hollande (en 2014, 2016 et 2017)

Emmanuel Macron (en 2018, 2021 et 2022).

Ces visites sont une autre expression du caractère « catho-laïque » de la Ve République.

Emmanuel Macron est allé plus loin encore. Le 9 avril 2018, il s’est rendu à la conférence des évêques de France, au collège des Bernardins, une première depuis le vote de la loi laïque de séparation de l’Église et de l’État de 19057. Il y a affirmé sa volonté « de réparer le lien entre l’Église et l’État ». Cette participation d’un chef d’État à la conférence des évêques de France et les propos tenus sont évidemment en rupture totale avec la loi de 1905.

Au regard de cette kyrielle d’assouplissements, accommodements et arrangements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard de ces manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, de la campagne politico-médiatique autour du « voile islamique » qui serait constitutif d’une insupportable atteinte à la laïcité. Cette campagne islamophobe débouchera sur la loi antivoile de 2004 suivie de la loi séparatisme de 2021. Un dévoiement identitaire et discriminatoire accompagnera désormais le dévoiement catho-laïque.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 On trouvera une présentation des lois laïques de la Troisième République et du mouvement historique qui y conduit dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022.

3 Les encycliques sont accessibles sur le site du « Saint-Siège » dans la page consacrée au pape signataire. Vehementer nos est disponible en latin, français, italien et anglais.

4 Voir R. Pfefferkorn, « Alsace-Moselle : un statut scolaire non laïque », Revue des Sciences sociales, n° 38, 2007, pp. 158-171

5 https://www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024 Données publiées par La Libre Pensée : https://www.fnlp.fr/2024/02/19/budget-2024-du-ministere-de-leducation-nationale/

6 Idem.

7 Plus récemment, le 23 mai 2022, le ministre de l’Intérieur, G. Darmanin, a assisté à la messe d’accueil du nouvel archevêque de Paris ; et le 23 septembre 2023, le président de la République, E. Macron a assisté à la messe du pape François, organisée au stade Vélodrome de Marseille.