La fausse neutralité des polémiques conservatrices contre la liberté académique
Depuis quelques jours, la question de l’écriture inclusive fait à nouveau l’objet d’une levée de boucliers d’enseignant·es et de chercheur·euses qui s’accommodent agréablement des inégalités entre hommes et femmes, sous couvert de neutralité. Contre la police de la science, défendons la liberté académique !
Depuis quelques jours, la question de l’écriture inclusive fait à nouveau l’objet d’une levée de boucliers d’enseignant.e.s et de chercheur.euse.s qui s’accommodent agréablement des inégalités entre hommes et femmes, sous couvert de neutralité. Ce ne sont rien moins que la section 17 du CNU (Conseil National des Universités), dédiée au suivi des carrières en philosophie, et le CNRS, qui font l’objet de l’opprobre et de la suspicion, sommés de s’amender pour sauver leurs réputations respectives.
Dans une récente motion, la première propose de mettre en visibilité les violences sexuelles et sexistes, et de reconnaître l’engagement des chercheur.euse.s qui luttent contre ces violences :
« Au moment de l’examen de l’évolution de la carrière, la section 17 du CNU s’engage à prendre en considération les responsabilités liées à l’instruction et aux suivis des violences sexistes et sexuelles, nous invitons les candidat·e·s aux promotions, congés et primes à l’indiquer expressément dans leur dossier. »
Sur son blog, la philosophe Catherine Kintzler s’inquiète de la « prise en compte [des politiques d’égalité de genre] de manière aussi insistante dans le processus de recrutement ». Or la motion du CNU traite de « l’évolution de la carrière ». Car les recrutements ne sont pas du ressort du CNU : Catherine Kintzler l’aurait-elle oublié ?
A cette inquiétude s’ajoute encore la crainte qu’une reconnaissance de ces éléments ne crée un biais fâcheux dans le monde de la recherche, favorisant certains terrains plutôt que d’autres, certain.e.s collègues plutôt que d’autres, alors que les carrières ne devraient tenir compte ni de de l’utilité sociale des travaux académiques, ni de l’implication du scientifique dans la cité. Mme Kintzler ne semble pas craindre pour autant que la non-reconnaissance et l’absence de prise en compte de ces éléments ne favorisent leur neutralisation, créant un biais en faveur des recherches qui occultent et invisibilisent ces violences.
Se situant dans la ligne de celles et ceux qui présupposent que les chercheur.euse.s, quand ils et elles produisent des contenus, se situent sub specie aeternitatis, adoptant un point de vue de Sirius, elle réitère le fantasme d’une universalité émergeant « de nulle part », comme si cette dernière n’était pas le fruit de la discussion démocratique, du dissensus et de la mise en œuvre de formes de rationalité qui fabriquent de l’universel. Elle s’appuie également sur le mythe de la neutralité du scientifique, dont l’intégrité serait mise en péril par son existence en tant que citoyen.ne, ses activités associatives, son idéologie.
Ainsi, vouloir inclure la part de l’humanité discriminée en raison de son appartenance de genre, poser cette question de l’égalité à même l’usage du langage, c’est faire preuve d’« idéologie ». Consacrer du temps à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, y compris dans son travail de recherche, y compris au sein de sa propre institution, c’est faire preuve d’« idéologie ». A l’inverse, invisibiliser ces violences, ce serait cela, la neutralité. Tenir les contenus académiques à l’abri du monde réel, se défendre d’aborder des enjeux politiques ou sociaux, c’est-à-dire s’en tenir au statu quo politique, s’accommoder des inégalités et cautionner des dispositifs d’oppression et de domination, bref, être un militant conservateur, être un militant réactionnaire, c’est cela, la neutralité. Comme si l’idéologie n’était pas le vecteur de toute pensée quelle qu’elle soit, et comme si la pensée se fabriquait hors des cadres théoriques et des contextes sociaux qui permettent son émergence.
Dans le même temps, une tribune, réunissant les 70 signatures de chercheur.euse.s conservateur.rice.s, et parmi elles, de militant.e.s d’une laïcité identitaire, écrit son indignation face à la publication sur le Journal du CNRS, d’un article journalistique évoquant la sensibilité de nombreux.euse.s chercheur.euse.s à l’usage de l’écriture inclusive. Les auteur.rice.s de la tribune déplorent que seuls les arguments favorables à ce mode d’écriture soient présentés dans l’article, sans qu’y figurent les arguments de fond critiques de l’écriture inclusive – tout en admettant que le papier en question est un article journalistique et non pas académique ou scientifique.
Mais tout à coup, on saute du coq à l’âne, et les auteur.rice.s de cette tribune ne résistent pas à passer de l’écriture inclusive à l’autre cheval de bataille que constitue pour eux l’ « islamo-gauchisme », appellation incontrôlable, créée en 2002 par Pierre-André Taguieff (signataire de cette tribune) pour stigmatiser les défenseurs des Palestiniens, puis revendiquée comme insulte par les militants d’extrême-droite et reprise en chœur par les dignitaires de la mouvance réactionnaire actuelle. Militant pour la reconnaissance d’une réalité du « phénomène islamogauchiste » – et niant symétriquement toute réalité au phénomène rationnellement étayé de l’islamophobie – ce groupuscule de chercheur.euse.s affirme sans ambiguïté son positionnement politique identitaire et réactionnaire. A rebours des méthodes les plus fondamentales des sciences sociales, il s’appuie sur le déni de la parole des premier.ère.s concerné.e.s par les discriminations, qui sont, elles et eux, véritablement « hors cadre scientifique », tenu.e.s en lisière, hors champ du monde académique, alors même que l’une des missions officielles des enseignant.e.s-chercheur.euse.s est de contribuer au dialogue entre sciences et société.
Le sempiternel argument mobilisé par les auteur.rice.s considère que la défense progressiste de l’égalité et la lutte contre les discriminations relèvent du militantisme, alors que la défense conservatrice du statu quo inégalitaire consiste en une neutralité politique qui serait compatible avec la rigueur scientifique. Ainsi, toutes les positions autres que la position politique conservatrice et/ou réactionnaire des auteur.rice.s de la tribune se retrouvent disqualifiées et suspectes d’un mélange des genres entre savoirs et « idéologies », « hors cadre scientifique ».
Nous, membres de la CAALAP, protestons contre ces tentatives de censure politique au nom de la neutralité, qu’il s’agisse de l’écriture inclusive ou des travaux documentant les discriminations, notamment racistes et islamophobes. Nous condamnons fermement les entraves à la liberté académique, d’autant plus choquantes quand elles émanent de chercheur·es, à la retraite ou non, qui prétendent faire la police de la science par voie de presse.