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Dévoiement identitaire et discriminatoire de la laïcité.

par Roland Pfefferkorn1

L’aspiration émancipatrice vers la liberté et l’égalité qui sous-tendait la laïcité historique s’est métamorphosée au cours des dernières décennies en son contraire. Après avoir, dès les lendemains de la Grande guerre, évolué vers une catho-laïcité, elle se transforme désormais aussi en une néo-laïcité identitaire et discriminante. Cette reconfiguration vise principalement à discriminer les musulmans, et parmi eux en premier lieu les femmes. Elle tourne clairement le dos aux principes de liberté et d’égalité et à la séparation des Églises et de l’État qui ont été aux fondements même de la laïcité historique.

Compte tenu de la kyrielle d’assouplissements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard des multiples manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, d’une campagne politico-médiatique délirante autour d’un « voile islamique » dont le port serait constitutif d’une insupportable atteinte délibérée à la laïcité. Une campagne qui aura abouti à l’adoption de la loi « antivoile » du 15 mars 2004 et à l’exacerbation de l’islamophobie. Avec la loi « séparatisme » de 2021 on assistera de surcroît non seulement à la mise sous tutelle étatique du culte musulman, mais encore et plus largement de toutes les structures associatives quel que soit leur objet, culturel ou environnemental par exemple.

  1. Quinze ans de campagnes politico-médiatiques autour du « voile islamique »

Le 18 septembre 1989, trois collégiennes de Creil refusent d’enlever leur foulard en classe. Elles font d’abord l’objet d’une mesure d’exclusion. Suite à un accord entre les parents et le collège de Creil elles retournent à l’école le 9 octobre 1989. Elles devront retirer leur foulard avant d’entrer en cours et pourront le remettre dès la sortie. Malgré cet accord on assiste aussitôt à un emballement politico-médiatique. Le ministre de l’éducation nationale Lionel Jospin saisit le Conseil d’État. Celui-ci rend un avis le 27 novembre 1989 qui stipule que le port du foulard, en tant qu’expression religieuse dans un établissement scolaire public, est parfaitement compatible avec la laïcité. Un refus d’admission ou une exclusion ne seraient justifiés que dans des circonstances exceptionnelles. L’« affaire de Creil » aurait pu en rester là.

La fabrication de cette « affaire » s’inscrit dans des campagnes de presse antérieures qui visaient l’islam et les musulmans2, et entretiennent une confusion systématique entre islam et islamisme. Ces campagnes seront régulièrement réactivées tout au long des années 1990. Au-delà du rôle spécifique joué par la presse magazine et les idéologues qui s’y expriment, Françoise Lorcerie montre que la mise sur orbite d’une loi interdisant le port du voile à l’école3 est d’abord le résultat d’une « mobilisation politique venue de la droite parlementaire », proche de Jacques Chirac. Les choses s’accélèrent fin avril 2003 quand le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin demande à François Baroin un rapport sur la situation de la laïcité en France. Intitulé Pour une nouvelle laïcité, ce rapport sera rendu un mois plus tard. Il appelle à penser et à vouloir désormais la laïcité comme un emblème de la pérennité de « l’identité française ». Cette réélaboration dans un sens national conservateur s’inscrit dans une tradition identitaire barrésienne. Jusqu’alors la laïcité avait plutôt été une valeur de gauche, la droite et l’extrême droite défendant plutôt les valeurs chrétiennes.

Dans la foulée une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité (commission Stasi) est mise en place le 3 juillet 2003 par Jacques Chirac. Elle se ralliera pour l’essentiel à cette redéfinition. Soutenus par le battage médiatique les « entrepreneurs de l’interdiction » du voile vont imposer leur « solution » dans l’opinion publique et dans la sphère politique. Six mois durant, Le Parisien, Le Monde, Le Figaro et Libération consacrent plus d’une centaine de unes au thème de la laïcité et 1284 articles, soit plus d’un article par jour et par titre. En avril 2003, les sondages prêtaient 49 % d’opinions favorables à l’interdiction du voile, contre 45 % d’opinions hostiles. En octobre 2003, 69 % des sondés s’y déclarent favorables, contre 29 % opposés.

  1. La loi de 2004 : la fabrication d’une pseudo-laïcité identitaire et discriminatoire

Dans la plupart des argumentaires en faveur de la loi de 2004, c’est du « voile » qu’il est question. De même c’est du « voile » qu’aura parlé le président Chirac dans son discours du 17 décembre 2003 pour appeler le Parlement à légiférer. Enfin c’est sur le « voile » que les députés ont interminablement glosé au cours des débats parlementaires. Finalement, comme l’avait préconisé le rapport Baroin, la laïcité est posée comme « un élément de référence de l’identité française ».

La loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » a finalement été adoptée le 15 mars 2004 à une large majorité, le PS s’alignant sur les partis de droite4. La loi introduit un nouvel article dans le Code de l’éducation : Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Ce texte va à l’encontre de l’avis exprimé par le Conseil d’État en 1989 selon lequel le port du foulard islamique, en tant qu’expression religieuse, dans un établissement scolaire public, est compatible avec la laïcité.

Cette loi anti-foulard a été présentée par ses promoteurs comme un « retour aux sources » ou comme l’aboutissement logique de la « laïcité française ». Une loi qui n’aurait fait que « réaffirmer » des principes oubliés, « redécouvrir » la pertinence et l’actualité des textes fondateurs, « retrouver » la saine intransigeance de Ferry, Jaurès ou Gambetta, « restaurer » ou « refonder » un ordre public mis en péril par un renouveau de la menace religieuse. Or cette rhétorique du retour aux sources n’aura servi qu’à promouvoir une loi qui opère une transformation radicale de la laïcité historique, en rupture et contradiction totales avec les lois fondatrices qui visaient la liberté et l’égalité. C’est pourquoi Jean Baubérot parle à juste titre de « laïcité falsifiée »5. La loi de 2004 marque une rupture identitaire et discriminatoire avec les lois scolaires historiques – qui ne s’appliquaient qu’à la puissance publique (les programmes, les locaux et les personnels) et en aucun cas aux élèves – et avec la loi de 1905 qui avait une visée de liberté, d’égalité et d’apaisement du conflit séculaire entre État et religion.

  1. Exacerbation de l’islamophobie

Désormais tous les prétextes seront bons pour tenter d’étendre indéfiniment le champ d’application de la loi de 2004. Des femmes voilées sont régulièrement prises à partie dans l’espace public, parfois même violemment. Cette néo-laïcité qui entend ainsi statuer sur la façon de s’habiller des femmes porte atteinte à leurs libertés élémentaires. Les campagnes antivoile et la loi de 2004 ont exacerbé la stigmatisation des musulmans. C’est au nom de cette néo-laïcité que se construit année après année l’image d’une altérité déviante qui s’étend à l’ensemble des musulmans. Le Printemps républicain, groupement idéologique, proche de Manuel Valls, officiellement créé en 2016 et relayé par les magazines Marianne et Causeur, promeut cette néo-laïcité islamophobe. Cette officine exerce une influence certaine sur le monde politique, y compris au plus haut niveau. Elle distille ce que certains appellent un « identitarisme national-républicain » ou un « républicanisme identitaire » et contribue au développement de ce que Jean-François Bayart identifie comme « une islamophobie d’État ». La loi de 2004 est désormais mobilisée comme l’arme d’une véritable guerre culturelle. Ce qui explique et éclaire pourquoi depuis 2010 l’extrême droite se soit approprié cette néo-laïcité et l’ait mise en avant. À un point tel que Madame Badinter est allée jusqu’à estimer qu’ « en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité »6.

Le monde médiatique et politique français refuse de voir dans l’islamophobie une forme de racisme7. Journalistes, écrivains, philosophes de médias ou hommes politiques n’hésitent pas à s’affirmer islamophobes tout en considérant que ceux qui luttent contre l’islamophobie constitueraient des menaces pour les « valeurs républicaines et la laïcité ». Des accusations ignominieuses (« islamo-gauchiste », « idiot utile du djihadisme ») sont lancées par des ministres ou des éditorialistes contre les mouvements antiracistes, des syndicalistes ou des chercheurs, accusations soutenues par des adeptes d’une nouvelle chasse aux sorcières. A l’initiative du sommet de l’Etat, ces campagnes permanentes aboutiront en 2021 à la loi « séparatisme ».

  1. La loi « séparatisme » d’août 2021 : une loi pseudo-laïque liberticide

La loi « confortant les principes de la République » adoptée le 24 août 2021 (dite loi « séparatisme ») vise, d’après le site officiel, les objets suivants : « Délit de séparatisme, encadrement de l’instruction en famille, contrat d’engagement républicain pour les associations, lutte contre la haine en ligne, meilleure transparence des cultes ». Son article 12 impose la signature d’un « contrat d’engagement républicain » à toutes les associations recevant des subventions publiques ou « bénéficiant d’un agrément reconnaissant leur capacité à agir ». Les contrôles administratifs et la surveillance des cultes sont renforcés. Le culte musulman et les associations regroupant des personnes musulmanes sont particulièrement visés8.

Cette loi va cependant bien au-delà, puisqu’elle met désormais tous les cultes et plus largement l’ensemble de la vie associative sous contrôle étatique9. Elle s’attaque directement à deux lois de liberté emblématiques du début du 20e siècle : d’une part à la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association régissant la liberté associative ; d’autre part à la loi du 9 décembre 1905 qui garantit la liberté de conscience, y compris la liberté religieuse dans sa dimension collective et publique, et acte la séparation des Églises et de l’État, ce dernier n’ayant pas vocation à contrôler les premières.

C’est pourquoi les principales organisations de défense des droits humains et les organisations laïques historiques comme la Ligue des droits de l’Homme, la Libre Pensée ou l’Union rationaliste ont dénoncé cette « dérive sécuritaire, parfois même teintée de xénophobie » qui affecte nombre de libertés : « liberté de conscience et de culte, liberté d’expression, liberté d’association, droit à l’instruction, libre administration des collectivités territoriales ». Elles « s’inquiètent sur le devenir d’une laïcité devenue aux yeux des pouvoirs publics un instrument de contrainte et de conformation ». Enfin, elles « dénoncent les dévoiements et dérives qu’elles constatent dans le débat public et affirment leur volonté de défendre la pleine laïcité, principe non partisan de liberté et de paix civile »10.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 Exemples : les médias et les membres du gouvernement avaient stigmatisé au printemps 1982 des ouvriers grévistes de l’automobile originaires du Maroc, le Premier ministre d’alors, Pierre Mauroy, les accusa même d’être « téléguidés par l’ayatollah Khomeyni » ; Le Figaro Magazine du 26 octobre 1985 publiait en couverture le buste d’une Marianne voilée avec cette question: « Serons-nous encore français dans trente ans ? »

3 F. Lorcerie, « La “loi sur le voile”: une entreprise politique », Droit et société, 2008. En ligne : https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2008-1-page-53.htm

4 Par 494 voix pour (330 UMP, 140 PS, 13 UDF, 7 CR, 4 non-inscrits), 36 contre (12 UMP, 2 PS, 4 UDF, 14 PCF, 4 NI dont les 2 Verts) et 31 abstentions (17 UMP, 12 UDF, 2 NI).

5 Voir Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La découverte, 2012.

6 Dans un entretien accordé au Monde des religions, 28 septembre 2021.

7 Voir Reza Zia-Ebrahimi, « The French origins of “Islamophobia denial” », Patterns of Prejudice, n° 54, 2020.

8 Voir le rapport de l’Observatoire des libertés associatives, Enquête sur la répression des associations dans le cadre de la lutte contre l’islamisme. Une nouvelle chasse aux sorcières, janvier 2022 : https://www.lacoalition.fr/Observatoire-des-libertes-associatives

9 Pour des exemples voir La Croix, « Les associations s’alarment des effets de la loi séparatisme », 27 janvier 2023, page 5 ; Alternatives économiques, mars 2023, pages 42-43 ; Le courrier des maires et des élus locaux, « Vers une mise au pas des associations les moins dociles », 3 juillet 2023 ; Le Monde, « Sur le plateau de Millevaches, une « liste rouge » d’associations privées de subventions », 9 août 2023 ; Reporterre, « Loi Séparatisme : un média brestois perd ses subventions », 25 janvier 2024…

10 https://union-rationaliste.org/pour-une-laicite-de-liberte-et-demancipation/

Limites ou points aveugles des lois laïques historiques

par Roland Pfefferkorn1

Les avancées les plus significatives vers la liberté de conscience et la séparation des Églises et de l’État sont intervenues en France dans les deux dernières décennies du XIXe siècle et les premières années du XXe. Les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 ont permis de dégager des tutelles religieuses les programmes, les locaux et les personnels. La loi de 1905 a parachevé le processus en posant deux ensembles de principes : séparation des Églises et de l’État et neutralité des pouvoirs publics en matière religieuse ; liberté de conscience, y compris religieuse, et égalité de tous, croyants et non-croyants2. Pour autant la politique laïque mise en oeuvre par les Républicains ne s’inscrit pas dans une perspective d’émancipation humaine plus large : elle ne remet en cause ni la domination de classe, ni l’ordre patriarcal, ni l’expansion coloniale.

  1. Pas de laïcité dans les colonies

La non-application des lois laïques dans les colonies est l’un des points aveugles de la politique laïque de la Troisième République. Jules Ferry ne fut pas seulement le chantre de l’école laïque… en métropole, mais aussi un partisan actif de l’entreprise coloniale. Dans son discours du 28 juillet 1885 à l’Assemblée nationale il exposait crûment les présupposés de la conception colonisatrice d’une partie des républicains : « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Il défendait le postulat de l’inégalité raciale qui justifiait l’inégalité juridique… dans l’Empire colonial. En Algérie colonisée les indigènes musulmans relevaient d’un statut d’exception en vertu du Code de l’indigénat adopté en 1881. Ce dernier confirme et précise la discrimination instituée par le Second Empire qui dès 1865 établit en droit la différence de statut juridique entre Européens et indigènes. Cette différence de statut restera en vigueur jusqu’à la loi du 7 mai 1946. En 1870, le décret de 1865 avait été modifié par le décret Crémieux qui accordait la nationalité française aux juifs des trois départements algériens.

La loi de 1905 ne fut pas introduite en Algérie colonisée. Ni égalité de traitement, ni séparation de l’Etat et des Eglises. Le décret du 27 septembre 1907 « déterminant les conditions d’application en Algérie des lois sur la séparation des Églises et de l’État et l’exercice public des cultes » fut adopté en tant que « mesure transitoire dans l’objectif d’une séparation sans troubles ». Les associations cultuelles musulmanes, les principales mosquées et les fondations pieuses sont placées sous le contrôle de l’administration coloniale. L’octroi temporaire d’indemnités aux ministres du culte agréés par le gouverneur général d’Algérie est prévu par ce même décret. Ce financement fut reconduit jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Ce régime des cultes entre évidemment en contradiction avec les principes juridiques posés par la loi de 1905.

Les lois scolaires laïques ne sont pas davantage introduites en Algérie colonisée. D’abord seule une infime minorité des enfants musulmans furent scolarisés. Avec la présence accrue des colons, puis l’arrivée de leurs familles, l’Algérie deviendra en outre le « laboratoire républicain » de la séparation des races. Quand ils seront scolarisés, les indigènes se retrouveront avant tout dans l’enseignement pratique et professionnel, leur accès à l’enseignement primaire et secondaire sera négligeable. Charles-Robert Ageron relève dans son bilan « le caractère superficiel » de la scolarisation des Algériens pendant la période coloniale3. En 1889 moins de 2 % de la population scolarisable en premier degré était touchés par l’instruction. Les effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie restent très faibles, inférieurs à 10 % de la population scolarisable, jusqu’à la veille de la guerre d’indépendance.

Laissons parler les chiffres …

Effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie entre 1882 et 1961 (Source : Aïssa Kadri (éd.), Instituteurs et enseignants en Algérie (1945-1978). Histoire et mémoires, Paris, Karthala, 2014).

  1. Les femmes infériorisées, scolarisées à part et écartées du suffrage « universel »

Le système scolaire consacré par la Troisième République repose sur la séparation des filles et des garçons dans le primaire et le secondaire. La filière réservée aux filles dans le secondaire ne prépare pas à la poursuite d’études dans le supérieur. La loi Camille Sée du 21 décembre 1880 crée un enseignement secondaire féminin, avec des programmes très allégés, peu de mathématiques, pas de latin, ni de grec. Il s’agit de former des épouses et des mères cultivées mais non des bachelières. À partir de 1902, la mise en place d’un baccalauréat unique entrouvrira les portes de l’université aux jeunes filles de la bourgeoisie. La part des bachelières passera de 0,04 % en 1905 à 6 % en 1914. Avant 1914 peu de femmes accèdent aux études universitaires4. Il faudra aussi attendre 1919 pour que les traitements des institutrices soient alignés sur ceux des instituteurs.

Le suffrage prétendument « universel » est strictement masculin. Les manuels de l’école républicaine, censés participer à l’éducation civique et citoyenne, ont longtemps masqué aux yeux des jeunes élèves cette réalité tronquée du suffrage « universel ». Il faudra attendre les manuels d’après 1985 pour que les livres d’histoire de l’école communale mentionnent l’obtention du droit de vote par les femmes en 1944, et les manuels de la fin des années 1990 pour que les livres d’histoire de l’enseignement élémentaire notent que les femmes avaient été écartées du droit de vote en 1848 et que le suffrage « universel» était un suffrage masculin. Plus largement, les droits des femmes sont déniés ou bafoués tout au long du XIXe et l’essentiel du XXe siècle dans de nombreux domaines. Conservatisme républicain et dogmatisme catholique confortent alors l’ordre patriarcal.

  1. Occultation et maintien de la domination de classe

Enfin, deux ordres d’enseignement distincts et hiérarchisés (qui relèvent d’administrations différentes, dotées de corps enseignants différents et fonctionnant comme des réseaux cloisonnés) assurent la séparation sociale. L’école primaire accueille les enfants du peuple. Les classes élémentaires des lycées, les « petits lycées » payants, accueillent les enfants des familles bourgeoises (31 000 en 1913, 55 000 en 1930).

Avant 1914, seul un élève du primaire sur 2 000 passe chaque année dans le secondaire. En 1913 moins de 8000 élèves (issus de la bourgeoisie) obtiennent le baccalauréat.

En somme, à l’école, l’idéal laïque s’inscrit dans les rapports de classe existants. Il ne fait pas seulement écran à une domination de classe inchangée, il la présuppose et, en un sens, il lui permet de se maintenir.

Au total, la laïcité scolaire est corsetée par une double, voire triple, séparation, filles/garçons, primaire (enfants du monde populaire)/secondaire-supérieur (enfants de la bourgeoisie), enfants d’indigènes/enfants de colons. Ces limites seront renforcées aux lendemains de l’union sacrée autour de la Grande guerre et de la promotion de la « religion de la patrie ». Les gouvernements successifs mettront en place les premières possibilités de financement de l’enseignement catholique et surtout renonceront à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Après 1945 de nouveaux assouplissements, accommodements et arrangements sont obtenus au fur et à mesure par l’Église catholique pour l’ensemble du territoire, en particulier avec la loi Debré de 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 On trouvera une présentation du mouvement historique qui conduit progressivement et non sans retours en arrière aux lois laïques de la Troisième République dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022.

3 Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, Paris, PUF, 1968, tome II, p. 954.

4 Voir Roland Pfefferkorn, « L’entrée des femmes dans les universités européennes : France, Suisse et Allemagne », Raison présente, 2017/1, n° 201, p. 117-127. En ligne : https://www-cairn-info.revue-raison-presente-2017-1-page-117.htm

Dévoiement catho-laïque de la laïcité

par Roland Pfefferkorn1

La loi de 1905 rencontre une opposition opiniâtre de l’Église catholique2. Elle la perçoit comme une loi d’oppression à son encontre, mais aussi comme une loi de perdition pour la nation. La lettre encyclique du 11 février 1906 du pape Pie X, Vehementer nos3 réprouve la séparation de l’État et de l’Église, « acte éminemment funeste et blâmable » : La séparation […] bouleverse […] l’ordre très sagement établi par Dieu dans le monde. Deux autres encycliques suivront sans compter une nouvelle guerre des manuels scolaires, entre 1907 et 1914, après celle des années 1882-1883.

Après 1919, au lendemain de l’union sacrée autour de la Grande guerre et de la promotion de la « religion de la patrie », les gouvernements successifs mettent en place les premières possibilités de financement de l’enseignement catholique et surtout renoncent à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Les normes non laïques antérieures restent « provisoirement » en place dans ces trois départements4. Après 1945 de nouveaux assouplissements, accommodements et arrangements sont obtenus au fur et à mesure par l’Église catholique pour l’ensemble du territoire, en particulier avec la loi Debré de 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers. En outre avec la Ve République se met en place le rituel politico-religieux de la visite des chefs d’Etat au Vatican.

  1. Non-laïcité en Alsace-Moselle et dans une partie des confettis de l’Empire

La loi du 17 octobre 1919 dispose que « les territoires d’Alsace et de Lorraine continuent, jusqu’à ce qu’il ait été procédé à l’introduction des lois françaises, à être régis par les dispositions législatives et réglementaires qui y sont actuellement en vigueur ». Celle du 1er juin 1924 précise qu’est « expressément maintenu en vigueur dans ces départements à titre provisoire l’ensemble de la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ». Vingt ans plus tard, à la Libération, l’ordonnance du 15 septembre 1944 précise une fois de plus que les dispositions dérogatoires sont maintenues « provisoirement ».

Une telle situation va clairement à l’encontre de l’article premier de la constitution de la Ve République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

Il faut ajouter en outre au cas alsacien-mosellan les exceptions des territoires d’outre-mer, confettis de l’ancien Empire colonial. En Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion la loi de 1905 est effective à partir du 6 février 1911. La Guyane relève toujours de l’Ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 qui organise et soutient le culte catholique. Les autres cultes se voient appliquer les dispositions des Décrets Mandel (des 16 janvier et 6 décembre 1939) qui font échapper les cultes au régime de la Séparation des Eglises et de l’Etat. En Polynésie, à Wallis et Futuna et en Nouvelle-Calédonie, le régime des cultes est encadré par les Décrets Mandel et échappent à la séparation des églises et de l’Etat.

A Mayotte, les mahorais peuvent choisir entre deux statuts : le statut de droit commun, selon la législation française (administrations, actes notariés, tribunaux) et le statut personnel, dérogatoire au code civil et à la laïcité. Depuis juin 2010, il ne revient plus aux juges musulmans, ou cadis, de rendre la justice touchant le statut personnel, mais ils peuvent être consultés sur l’application du droit local.

Du provisoire non laïque qui dure…

  1. Soutien financier à l’école privée catholique : Lois Astier, Marie, Ballangé, Debré, Guermeur…

Les premières mesures permettant de déroger à la loi de 1905 ont été prises dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, avec la loi Astier du 29 juillet 1919. Ce que l’historienne Jacqueline Lalouette appelle un « régime de séparation évolutif » s’est donc mis en place très tôt. Celui-ci va tendre vers ce que nous proposons d’appeler une « catho-laïcité », en reprenant le vocable d’Edgar Morin, car les établissements privés catholiques vont être les grands bénéficiaires d’une série de lois, de mesures et dispositions diverses dont la plus décisive sera la loi Debré adoptée en 1959.

Cette dernière permet la prise en charge par l’État des rémunérations et des dépenses de fonctionnement de l’enseignement dit « libre ». Elle institutionnalise le financement public de l’enseignement privé essentiellement catholique et va lui apporter des moyens considérables puisque les salaires représentent environ 80 % des besoins financiers des établissements. Toute une série d’autres dispositions allant dans le même sens seront prises dans les décennies suivantes et jusqu’à tout récemment.

L’ensemble des avantages consentis à l’enseignement privé catholique représente des sommes considérables, année après année, difficiles à chiffrer, en raison des financements indirects opérés via les réductions d’impôt ou exonération des droits de mutation obtenues pour les dons accordés aux fondations catholiques reconnues d’utilité publique.

Plus de 9 milliard d’euros, très exactement 9 035 305 069 euros, sont prévus au budget 2024 du ministère de l’Éducation nationale pour le financement des seuls salaires de l’enseignement privé des premier et second degrés5. Les données globales les plus récentes (2021) établissent que le financement public (État et collectivités territoriales) à destination de l’enseignement privé aurait représenté 15 milliards 60 millions d’euros, cela sans compter la taxe d’apprentissage et les dons défiscalisés, dont les établissements scolaires catholiques sont les principaux bénéficiaires6.

  1. L’invention d’une tradition : la visite des chefs d’Etat au Vatican

Sur un plan symbolique aussi les lois laïques ont été dévoyées. Depuis la première visite en 1957 par René Coty, à la fin de la IVe République, un nouveau rituel politico-religieux a été institué sous la Ve Republique : la visite officielle au Vatican par les chefs d’Etat français. En voici la liste :

René Coty (en 1957), une première depuis Charlemagne (!),

le général de Gaulle (en 1959 et 1967),

Valéry Giscard d’Estaing (en 1975, 1978 et 1981),

François Mitterrand (en 1982),

Jacques Chirac (en 1996),

Nicolas Sarkozy (en 2007 et 2010),

François Hollande (en 2014, 2016 et 2017)

Emmanuel Macron (en 2018, 2021 et 2022).

Ces visites sont une autre expression du caractère « catho-laïque » de la Ve République.

Emmanuel Macron est allé plus loin encore. Le 9 avril 2018, il s’est rendu à la conférence des évêques de France, au collège des Bernardins, une première depuis le vote de la loi laïque de séparation de l’Église et de l’État de 19057. Il y a affirmé sa volonté « de réparer le lien entre l’Église et l’État ». Cette participation d’un chef d’État à la conférence des évêques de France et les propos tenus sont évidemment en rupture totale avec la loi de 1905.

Au regard de cette kyrielle d’assouplissements, accommodements et arrangements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard de ces manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, de la campagne politico-médiatique autour du « voile islamique » qui serait constitutif d’une insupportable atteinte à la laïcité. Cette campagne islamophobe débouchera sur la loi antivoile de 2004 suivie de la loi séparatisme de 2021. Un dévoiement identitaire et discriminatoire accompagnera désormais le dévoiement catho-laïque.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 On trouvera une présentation des lois laïques de la Troisième République et du mouvement historique qui y conduit dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022.

3 Les encycliques sont accessibles sur le site du « Saint-Siège » dans la page consacrée au pape signataire. Vehementer nos est disponible en latin, français, italien et anglais.

4 Voir R. Pfefferkorn, « Alsace-Moselle : un statut scolaire non laïque », Revue des Sciences sociales, n° 38, 2007, pp. 158-171

5 https://www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024 Données publiées par La Libre Pensée : https://www.fnlp.fr/2024/02/19/budget-2024-du-ministere-de-leducation-nationale/

6 Idem.

7 Plus récemment, le 23 mai 2022, le ministre de l’Intérieur, G. Darmanin, a assisté à la messe d’accueil du nouvel archevêque de Paris ; et le 23 septembre 2023, le président de la République, E. Macron a assisté à la messe du pape François, organisée au stade Vélodrome de Marseille.

Actualités du fascisme : l’ordre sexuel à l’école

A l’occasion du 90ème anniversaire de la tentative de renversement de la république par l’extrême droite le 6 février 1934

A l’heure des 90 ans de la manifestation des ligues fascistes du 6 février 1934, le projet fasciste continue de lorgner vers l’école. L’accent mis par un certain nombre de politiques français sur la « bataille culturelle » (Eric Zemmour), la « métapolitique » (Marion Marechal) ou les « victoires idéologiques » (Marine Le Pen) font de l’école le terrain idéal pour la restauration d’une autorité perdue et d’un ordre moral profondément inégalitaire et répressif. Tourné vers le patriotisme et la préférence nationale, l’ordre que défendent les projets scolaires propres aux extrêmes-droites est aussi un ordre sexuel, réactivant les principes de domination du patriarcat, l’essentialisme de genre,
l’hétéro-normativité et une profonde inégalité « naturelle » entre les garçons et les filles.

L’actualité de la question du genre à l’école et plus loin, de l’éducation à la sexualité, est « brûlante », en un sens dramatique et inquiétant. Rapport d’inspection sur le lycée Stanislas, désaveu par les autorités politiques de la CIIVISE1, réactions violentes à la loi EVRAS2 en Belgique, rumeurs et panique morale autour des ABCD de l’égalité3, campagnes de calomnie de Parents Vigilants… des faits nombreux et récurrents donnent un aperçu de l’organisation de l’offensive fasciste pour (r)établir un ordre sexuel fantasmé. Ces faits nous obligent à prendre au sérieux la vision fasciste de la vocation naturelle des femmes et des hommes, ainsi que la référence à une sexualité naturalisée chargée de violence. À nous de nous interroger sur les armes d’une école émancipatrice porteuse d’égalité face à l’ampleur de la menace.

L’école pensée par la IIIème République est elle-même pleine d’ambiguïtés : d’un côté, elle défend un projet d’émancipation pour tous et la transmission de l’héritage révolutionnaire destiné à former des générations de citoyens. Pour rappeler cela, nul besoin d’utiliser l’écriture inclusive, car dans le même temps, l’école de Jules Ferry se déploie dans une visée conservatrice de l’ordre social institué, et en particulier, d’un ordre patriarcal. Ainsi, « Les Instructions officielles du 27 juillet 1882 se proposent de « faire acquérir aux jeunes filles les qualités sérieuses de la femme de ménage ». Quant à Camille Sée, le promoteur de la loi instituant l’enseignement secondaire public féminin votée en décembre 1880, il affirme que « ce n’est pas un préjugé, c’est la nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de la famille. Il est de leur intérêt, du nôtre (sic), de l’intérêt de la société tout entière, qu’elles demeurent au foyer domestique. Les écoles qu’il s’agit de fonder ont pour but, non de les arracher à leur vocation naturelle, mais de les rendre plus capables de remplir les devoirs d’épouse, de mère et de maîtresse de maison. 4»

Dès la fin du XIXème siècle, le projet politique de l’école est pris dans une tension entre les valeurs émancipatrices de ses fondateurs révolutionnaires et le conservatisme essentialiste appuyé sur les inégalités de genre, de classe et de race. De cette tension émergent des fils qui se tissent et se nouent jusqu’à aujourd’hui, opposant des visions différentes, voire opposées de l’école : émancipatrice ou autoritaire, porteuse d’égalité ou (re)productrice d’un ordre social inégalitaire.

La nature éminemment politique de toute vision de l’école se trouve souvent masquée par une forme de protestation d’innocence, qui revendique la « neutralité » de l’école, comme si c’était la condition d’une transmission des savoirs et d’une justice scolaire impartiale. Dans le débat public, le recours à la neutralité est fréquemment utilisé par les promoteurs d’une école partiale, discriminatrice, orientée sur la préférence nationale et sur la préférence masculine. Cette conception fasciste de l’école se prétend « neutre » au sens où elle serait tout simplement inscrite dans un ordre naturel, au diapason de lois immuables et nécessaires. À l’inverse, les partisan·e·s d’une école dont l’existence en tant qu’institution ne peut être justifiée que par sa capacité émancipatrice et transformatrice de la société vers un idéal de justice et d’égalité, celleux-là sont taxé·e·s d’idéologues. La recette est éculée, qui consiste à dépeindre les progressistes comme de dangereux ennemis du bien public par celleux qui défendent un intérêt de caste profondément genré.

En creux, la conception réactionnaire de l’école bascule les questions de genre, ainsi que toutes les questions sociales autour desquelles se joue le projet émancipateur, dans la sphère du privé. Ainsi, ce ne serait pas aux instituteur·rice·s ni aux professeur·e·s de prendre en charge l’éducation affective et sexuelle, ni à l’école de se prononcer sur les relations entre genres en adoptant, par exemple, la mixité, en déculpabilisant l’homosexualité ou en se donnant les moyens de repérer les violences sexuelles sur les mineur-e-s, mais à l’institution traditionnelle de la famille. Cette privatisation de tous les lieux et les liens émancipateurs, dans lesquels les êtres sont susceptibles de s’organiser de façon démocratique et devenir autonomes, échafaude une concurrence entre les professeur·e·s et les parents, bien décidés à rester « vigilants ».

Le fait que l’école puisse effectivement jouer à plein son rôle émancipateur suscite un effroi légitime chez les privilégiés, les établis qui détiennent des éléments de pouvoir, réels ou fantasmés. La possibilité d’un ordre plus égalitaire, signifiant l’abolition des privilèges de certains, ne pouvait et ne peut que continuer de paraître effrayante à ceux qui s’accrochent à ces privilèges ou espèrent les restaurer. Il n’est que de rappeler la violence de la campagne fasciste de Drumont envers le pédagogue libertaire Paul Robin, critique de l’autoritarisme, artisan de la mixité scolaire. Dans son école de Cempuis, il expérimente dès 1880 la « coéducation des sexes », ce qui lui vaut l’invective récurrente de La Libre Parole, qui considère l’école mixte comme un « système pornographique 5».

Sur l’ordre sexuel, les affinités entre le conservatisme républicain et la pensée fasciste sont fortes. Le fascisme, entendu comme idéologie fusionnant un nationalisme organique et une révolte anti-rationaliste, rejoint l’esprit conservateur qui milite pour la préservation/restauration de l’ordre patriarcal colonial (Jules Ferry en est à nouveau la parfaite illustration). Qu’est-ce qui, dans la pensée fasciste, rend si centrale la question de l’ordre sexuel, suscitant des réactions parfois très violentes ?

Pour le saisir, il faut analyser l’imaginaire sexuel fasciste. La peur du grand remplacement, favorisé par un grand endoctrinement à l’école, est une constante des mouvances fascistes, toujours endogames : une panique sexuelle. Le travail du psychologue Wilhelm Reich6 a pris à bras-le-corps cette question : à l’apogée du nazisme allemand, il s’est demandé pourquoi les masses paupérisées, touchées par la crise économique, s’étaient tournées vers l’extrême-droite nationaliste, s’étaient si massivement enrôlées dans le fascisme, au mépris de leurs propres intérêts. Comment un mouvement qui défend explicitement (parfois avec une certaine duplicité, il est vrai) des intérêts de classe (en gros, de la bourgeoisie), a-t-il pu rallier tant de personnes de toutes catégories ?

Le travail de Reich permet d’éclairer cette contradiction en intégrant aux analyses sociologiques les données sexuelles. Et ces données font état d’une sexualité largement réprimée dans les milieux en question, en particulier chrétiens, refoulée par les individus. La répression sexuelle a participé à la mise en place d’un patriarcat très autoritaire, employant la religion chrétienne à des fins répressives. Cet ordre patriarcal a été essentiellement institué au sein de la famille autoritaire.

Ainsi, pendant toute la première moitié du XXème siècle, les projets d’éducation sexuelle étaient ouvertement sexistes, dirigés par des soucis natalistes et eugénistes, puisqu’il s’agissait de prévenir une dégénérescence de la race en apprenant aux filles à devenir de bonnes mères et aux garçons à éviter les maladies vénériennes. Même sous cette forme, de tels projets furent rejetés par les associations de familles d’extrême-droite qui considéraient, avec des mots qui rappellent les paniques morales actuelles, qu’il s’agissait d’un enseignement pornographique et que l’éducation sexuelle était la prérogative des familles, et non de l’institution scolaire. Cette demande de neutralité, voire de silence total, ne venait pas tant d’un refus de l’éducation sexuelle, vue comme un moyen d’imposer une vision de la famille conservatrice, que de la crainte de voir cette éducation entre les mains
d’instituteur·ices qui pourraient promouvoir d’autres visions de la famille et des rapports de genre.

Ce n’est qu’en 1973 avec la circulaire Fontanet, arrachée grâce aux luttes d’enseignant·es comme la professeure de philosophie Nicole Mercier, d’élèves et de syndicats, qu’une éducation sexuelle (et non simplement de l’« information sexuelle ») réellement émancipatrice est entrée – certes avec beaucoup d’hésitations et de précautions oratoires – dans les programmes scolaires. Comme le faisait alors remarquer l’association des professeurs de biologie, il s’agissait de ne plus réduire le sexuel au génital, en étudiant que les fonctions biologiques de la procréation, mais d’intégrer ces connaissances à une étude des différentes pratiques sentimentales et sexuelles
(contraception, plaisir, relation à autrui, égalité entre hommes et femmes) pour protéger les élèves contre des attitudes irresponsables vis-à-vis des autres et de soi-même7.

On pourrait ainsi croire que le triomphe du libéralisme et la révolution de Mai 68, trauma des réactionnaires de tous poils, a sonné le glas de cette politique sexuelle autoritaire. Mais il n’en est rien et elle perdure, nourrie par l’angoisse sexuelle et les inhibitions de ceux qui ne sont pas triomphants sur le marché sexuel néolibéral. La réaction politique, au sens réactionnaire, émane de la tension produite entre l’angoisse sexuelle et le désir d’une liberté sexuelle puissamment refoulée, censurée, déplacée sur les autres : les corps immigrés, les Noirs et les Arabes, dépeints comme autant de prédateurs sexuels, ainsi que les femmes « libérées »… L’homme réactionnaire éprouve une profonde insécurité sexuelle, alimentée par des situations de défaites militaires, de vulnérabilité et par
la peur, qui lui fait craindre d’être remplacé par d’autres hommes sexuellement plus performants ou par des femmes. Il lui reste l’institution de la famille pour affirmer sa puissance sexuelle et sa virilité en tant que géniteur, par le biais de la reproduction.

Cette panique sexuelle s’exprime explicitement dans les discours de bien des hommes politiques d’extrême-droite : « Le besoin des hommes de dominer – au moins formellement – pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d’admirer pour se donner sans honte 8» prétend Eric Zemmour. Elle a pour effet d’engendrer un revers sadique, qui vise à renforcer la répression sexuelle en la déplaçant sur l’objet du désir frustré : la femme. Ce sadisme s’affirme dans la légitimation d’une sexualité naturelle qui soumet la femme à la violence masculine9 et tolère avec bonhomie les violences sexuelles faites aux femmes (voir la tribune initiée par l’éditorialiste de Causeur apportant son soutien à l’acteur Depardieu dans le contexte de sa mise en examen pour viol).

Le contexte actuel nous contraint à nous ressouvenir de 1934 et mérite un bref état des lieux des mobilisations fascistes, notamment sur la mission attribuée à l’école d’être l’instrument de la politique sexuelle fasciste.

Une telle politique se donne à lire dans le rapport des inspecteurs de l’Éducation Nationale sur le Collège-Lycée Stanislas, pointant le non-respect des programmes de SVT et d’éducation sexuelle et affective. Les pratiques et discours sexistes, homophobes et autoritaires de cet établissement privé catholique concordent avec l’esprit réactionnaire des familles qui inscrivent leurs enfants dans cette institution. Cet exemple illustre le danger de reléguer l’éducation sexuelle et affective dans la sphère privée et la nécessité de l’établir dans l’école publique pour protéger les enfants, leur santé, leur avenir comme le préconise le rapport de la CIIVISE. « Préconisation 80 : Assurer la mise en œuvre effective à l’école des séances d’éducation à la vie sexuelle et affective et garantir un contenu d’information adapté au développement des enfants selon les stades d’âge. 10»

Dans le livret de formation à destination de tous les professionnels qui ont la charge des enfants, la commission de la CIIVISE mentionne11 le besoin de sécurité comme un méta-besoin conditionnant la satisfaction de tous les autres : « Il inclut les besoins physiologiques et de santé (être nourri, vêtu, logé, soigné, dormir selon des rythmes réguliers), le besoin de protection contre toute forme de violence, de négligence ou de danger et le besoin primordial de sécurité affective et relationnelle (bénéficier d’une figure de sécurité qui prend soin de lui de façon adaptée, continue et cohérente)».

Or, ce besoin n’est pas toujours respecté dans les familles. Toutes les enquêtes sur les violences sexuelles et incestueuses établissent que 95,2 % des agresseurs sont des hommes et que dans la plupart des cas, ils font partie de la famille ou de l’entourage proche. Le rapport de la CIIVISE porte au public une réalité douloureuse et difficile à admettre : la famille est un lieu où la domination masculine et les violences sexuelles incestueuses se sont exercées pendant des siècles et continuent de s’exercer sur les femmes, ainsi que les mineur-es de moins de 18 ans. Ces dernièr.es situé.e.s dans un rapportd’asymétrie vis-à-vis des adultes, sont les victimes privilégiées de ceux qui continuent à se prendre pour des chefs de famille.

C’est cet ordre sexuel-là, constitué de domination patriarcale, d’inégalités de genre, de violences sexuelles, d’hétéronormativité homophobe et transphobe, que défendent les nouvelles ligues fascistes reconstituées au XXIème siècle, à travers les groupes de pression des Parents Vigilants, des Mamans Louves, des groupes identitaires ou nationaux-révolutionnaires, jusqu’aux projets des partis politiques d’extrême-droite. C’est contre cet ordre sexuel fasciste que la CAALAP défend une école éclairée et égalitaire, porteuse d’une éducation sexuelle et affective émancipatrice.

  1. Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, installée en mars 2021 en France ↩︎
  2. Éducation à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle, mise en place dans les régions francophones de Belgique
    depuis 2013. ↩︎
  3. Les ABCD de l’égalité étaient un programme d’enseignement luttant contre les stéréotypes de genre et le sexisme expérimenté à partir de 2013 en classes maternelles et élémentaires. ↩︎
  4. Grégory Chambat, Quand l’extrême-droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale, Editions du Croquant, 2023, p.20. ↩︎
  5. Cité par Grégory Chambat, op. cit. , p.23. ↩︎
  6. Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, [1933], tr. fr. Pierre Kamnitzer, Payot, 1972. ↩︎
  7. Voir Claude Lelièvre et Francis Lec, L’école, les profs et la sexualité, Odile Jacob, 2005, chapitre 6. Les difficultés qui persistent aujourd’hui pour organiser les deux heures d’éducation à la sexualité obligatoires à chaque niveau montrent que, dans les faits, cet objectif d’une éducation sexuelle émancipatrice est loin d’être atteint. ↩︎
  8. Eric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albien Michel, 2014, p. 33. ↩︎
  9. « Tout au long des siècles et dans toutes les civilisations, les femmes ont essayé d’espacer les naissances, sans trop lésiner sur les moyens ; mais ce prosaïsme malthusianiste et ce réflexe de survie n’ont jamais empêché les hommes de leur arracher « le fruit de leurs entrailles », pour l’offrir à Dieu, à la tribu, au peuple, à la nation, à la classe ouvrière. » Eric Zemmour, op. cit., p.137-138. ↩︎
  10. p. 32 rapport de synthèse, violences sexuelles faites aux enfants, « on vous croit ». ↩︎
  11. p.23, violences sexuelles faites aux enfants, Repérer et signaler. ↩︎