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Évaluation de la loi du 15 mars 2004

Cent ans après

Le rapport d’évaluation de la loi du 15 mars 20041estime que du point de vue de son application, la loi est majoritairement respectée dans les écoles, seule une minorité refusant de s’y soumettre. A la rentrée 2004, 240 signes étaient recensés le premier de jour de rentrée, tous des voiles islamiques à l’exception de deux croix et d’un turban sikh, sur ces 240 élèves, seuls 70 d’entre eux refusèrent de retirer leur signe.

Ce bilan quantitatif stable d’année en année suffit-il à évaluer la loi ? Peut-il être considéré comme une preuve de réussite dès lors que l’on rappelle que les réfractaires n’ont d’autre alternative que de mettre un terme à leur scolarité à condition qu’iels aient au moins 16 ans ou la poursuivre dans une école privée ? Le caractère radical du dilemme dans lequel la loi de 2004 place certaines catégories d’élèves, majoritairement des filles de confession musulmanes, oblige à une évaluation qui peut se faire de deux points de vue. On peut d’abord demander ce qui justifie une nouvelle loi laïque dans le cadre scolaire presque 100 ans après celle du 9 décembre 1905 qui redéfinit et pacifia les relations entre l’État et les églises ? Le texte qui suit s’efforcera de répondre à la question.

Enfin la loi de 2004 peut s’évaluer à partir de ses effets symboliques et de ses impacts sur le réel et dans le champ politique, ce sera l’objet d’un second article intitulé vingt ans après. Mais quel que soit l’angle sous lequel la loi de 2004 est envisagée, l’évaluer revient à répondre à la question de savoir si nous avons affaire à une actualisation voire un renforcement du texte fondateur de 1905 comme l’ont affirmé ses promoteurs ou au contraire à une falsification voire un dévoiement de la laïcité comme l’ont montré les analyses de Jean Baubérot ?2

Pourquoi une nouvelle loi laïque et comment s’est-elle imposée aussi facilement ?

Quelles hypothèses, quels faits la rendaient nécessaire du moins du point de vue de ses promoteurs ?

  1.  Les foulards de Creil en 1989 : Une affaire médiatisée et judiciarisée3

L’enjeu central de la controverse n’est pas tant la légitimité du port du voile, que la légitimité de sa prohibition en monde scolaire comme moyen de le faire disparaitre. Le voile est donc associé, y compris chez ceux qui refusent l’exclusion des jeunes filles voilées, à une sorte d’incongruité sociale et politique en contexte français, symptôme, selon les interprétations, de domination patriarcale, d’islam politique, de subversion de l’ordre séculier. Le débat porte pour l’essentiel sur la manière de remédier à cette déviance, les uns préconisant une logique coercitive (l’exclusion), les autres, confiants dans le pouvoir émancipateur de l’institution scolaire, misant sur une logique de tolérance, de dialogue et de pédagogie. Les seules organisations à faire valoir la cause du port du voile en tant que telle sont les organisations islamiques prétendant à la parole légitime sur l’islam et l’assimilant à une prescription religieuse : la Grande Mosquée de Paris (GMP) – représentant historique de l’islam de France –. La Fédération Nationale des Musulmans de France (FNMF) et l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), nouveaux venus dans le champ de l’islam de France.

La juridicisation quasi instantanée de la controverse du voile confirme la légalité sous conditions du port du voile. Cette juridicisation a résulté de la saisine du Conseil d’État par le gouvernement Rocard en novembre 1989 afin d’apporter des clarifications sur la compatibilité entre le principe de laïcité et le port du foulard à l’école dans l’espoir de dépolitiser la controverse et d’apaiser le débat. Or cette juridicisation reconfigure l’espace politique à l’avantage des défenseurs de la cause du voile puisque le Conseil d’État estime qu’au vu de l’état du droit interne et des conventions internationales (dont la CEsDH) « le port de signes religieux à l’école n’est pas en tant que tel incompatible avec le principe de laïcité. Il ne le devient que si le port de tels signes s’accompagne de comportements allant à l’encontre de l’ordre public au sein des établissements (prosélytisme), de la sécurité de l’élève ou si le port du voile devient une justification pour enfreindre le principe d’assiduité scolaire ».

L’avis du conseil d’état qui associe le voile aux droits de l’homme porte cette pratique à la dignité d’exercice d’une liberté individuelle. S’il ne change pas le regard de la majeure partie de la société, il participe à l’éveil d’une conscience politique au sein des jeunes musulmans et musulmanes de la seconde génération qui, à la différence de leurs parents, sont plus enclins à invoquer leurs droits. Il a un effet libérateur sur les consciences : objectivant l’injustice que représente l’exclusion d’élèves voilées au seul motif qu’elles portent un voile, il nourrit un mouvement diffus de résistance et de revendication identitaire qui se traduit par la multiplication des porteuses de voile dans les établissements scolaires.

Les décisions du juge administratif concluant à l’illégalité de certaines exclusions ne sont pas pour rien dans le déclenchement d’une croisade morale visant à interpeller le législateur pour remettre le droit dans les « clous républicains ». Le nom de la République étant ici invoqué pour contester des décisions pleinement conformes à la conception de la laïcité adoptée en 1905 qui conçoit la séparation non comme « une arme de combat contre les religions » mais comme une indépendance réciproque de l’Église et de l’État. Cette croisade morale et politique aboutira à la loi du 15 mars 2004 qui justifiera le bannissement du port du voile par les usagers de l’administration scolaire.4 Avant 2004 pour exclure quelqu’un de l’école, il fallait prouver qu’il y a prosélytisme, intimidation, menaces autrement dit atteinte à la liberté de conscience d’autrui. Cette loi inverse donc la preuve : l’État ne garantit plus la liberté de culte et de conscience, c’est le croyant et en l’occurrence le ou la musulmane qui doit prouver qu’iel est vertueux ou vertueuse en acceptant d’invisibiliser ses convictions et pratiques religieuses, ce que faisaient les personnes des premières vagues de l’immigration qui étaient dans des logiques de loyauté d’un étranger vis-à-vis d’un hôte ou de retour et dont la femme était à la maison ou au pays. Ce qui change avec les générations suivantes, c’est que les filles sont nées en France, sortir de la maison, aller à l’école, faire des études et travailler, est dans l’ordre des choses d’une République où leurs parents ont, pour ces raisons, choisi de rester vivre. Elles sont dès lors visibles et veulent prendre une place à égalité, conformément au pacte républicain tel qu’il s’énonce dans les déclarations de 1789 et 1946.

  1. Une campagne médiatique et une entreprise politique initiée par la droite 5

Au cours de l’année 2003, on ne comptera pas moins de 1 284 articles sur « le voile » dans les trois principaux quotidiens français, soit plus d’un par jour et par journal. La question se déplace sur l’école : « Pour ou contre l’interdiction du voile à l’école ?».6 Le développement médiatique de l’affaire n’en livre toutefois pas les ressorts politiques et sociaux, car la question d’une loi contre le port du voile à l’école n’a cessé de rebondir dans l’espace du débat public français depuis au moins le gouvernement Balladur (1993-95). En 2003 la situation se retourne car une coalisation composée de proches de J Chirac (Robert Pandraud et Pons), de militants de gauche dont Alain Seksig, inspecteur de l’Éducation nationale, ancien militant d’extrême gauche, ancien instituteur devenu chargé de mission au FAS ou Gaye Petek Salom, directrice de l’association ELELE d’aide aux femmes de l’immigration turque et membre du Haut Conseil à l’intégration (future membre de la commission Stasi ainsi que de hauts fonctionnaires (Rémy Schwartz Ancien directeur du cabinet d’Alain Savary au ministère de l’Éducation nationale, conseiller d’État, professeur associé à l’université Paris I, bon connaisseur du droit de la laïcité , JP Costa vice-président de la Cour européenne des droits de l’homme depuis 2001) et des intellectuels médiatiques ( Finkielkraut, A G Slama). Tous feront partis de la commission Stasi.

Alain Seksig et Gaye Petek avaient écrit ensemble un « Rebond » au journal Libération  7 Leur argument est en six points : le foulard est un « signe politico-religieux » ; il est discriminatoire : il fait voir la femme qui le porte, et il désigne celle qui ne le porte pas  ; il ne s’agit pas d’exclure des filles, « les filles s’excluent d’elles-mêmes » ; la foi appartient à l’intimité : il faut interdire tout signe religieux ostentatoire, y compris la kippa ; il ne s’agit pas de stigmatiser l’islam et les populations musulmanes, mais de lutter contre l’intégrisme, voyez l’Algérie : France et Algérie, même combat ; il faut une loi qui redise les exigences de la laïcité à l’école : non à la « laïcité » du Conseil d’État, qui permet aux parents d’élèves voilées de s’en prévaloir ! Leur argumentation formera la trame de la commission Stasi. Sans entrer dans le débat de cette argumentation, il est néanmoins nécessaire de relever le terme « ostentatoire » et demander si le voile qui est en contexte français séculier visible autrement dit ostensible est ostentatoire. Force est de constater que la loi de 2004 ne s’embarrassera pas de cette nuance linguistique puisqu’elle désignera tout voile comme signe religieux ostensible. Or la différence linguistique trace une ligne de partage essentielle sur le plan juridique et politique destinée à séparer pratique religieuse et prosélytisme, même si dans la vie réelle le partage est parfois délicat à opérer entre jugement ethnocentré, acceptation de la diversité des pratiques religieuses ou/et culturelles et comportements et actes d’intimidation et menaces. Une laïcité qui traite à égalité toutes les religions n’exige-t-elle pas cet effort ?

Cette coalition donnera le sentiment d’un consensus alors qu’il n’en est rien : Deux ensembles d’acteurs et d’organisations se sont mobilisés sur une ligne antiprohibitionniste : d’une part, les Églises et le grand rabbinat ; d’autre part, une mouvance composite qualifiée par ses adversaires d’« islamo-gauchiste » car on y trouvait associés des musulmans taxés d’islamisme (souvent des amis de Tariq Ramadan), des associations et groupes d’extrême-gauche, des féministes et de grandes associations de défense des droits de l’homme et de la laïcité. Les signataires de l’appel du collectif unitaire « Une école pour tous-tes – Contre les lois d’exclusion » témoigne de l’hétérogénéité des membres de cette mouvance : Collectif des musulmans de France (proche de Tariq Ramadan), Divercité (association lyonnaise animée par Saïda Kada), Jeunes musulmans de France (réseau UOIF), Conseil des imams de France, Étudiants musulmans de France (réseau UOIF), Dounia Bouzar (personnalité indépendante alors nommée au Conseil français du culte musulman), MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues, autonome), Ligue des droits de l’homme, SUD, MRAP, l’association « Droits devant ! », les Verts, LCR, collectif « Les mots sont importants » (animé par Pierre Tévanian).

Ils ont clairement pâti d’un déficit médiatique (sauf des personnalités typées reçues pour focaliser les attaques, comme Tariq Ramadan ou Saïda Kada) et d’un déficit éditorial. Comment faire des livres à succès sur la laïcité apaisée et la nécessité de ne rien changer dans un contexte international instable, quand monte la peur8, nourrie de best-sellers tels que Les réseaux d’Allah, Bas les voiles, Les territoires perdus de la République, Que s’est-il passé ? La laïcité à l’épreuve des intégrismes

En marge du débat public, la Ligue de l’enseignement, matrice historique du mouvement laïque autour de l’école coordonne avec succès tous ceux qui dans l’école s’opposent à cette loi. La ligue publie en juin 2003 un texte où elle dit la défiance de la direction nationale de la Ligue à l’égard de la campagne d’incrimination qui se développe. « Qu’on le dise clairement, c’est le foulard et plus généralement l’Islam qui sont visés. Le risque d’une stigmatisation des musulmans de France, posée comme un préalable à la cohésion sociale, est grand ». 9 Or l’exigence laïque n’est pas dans le combat contre l’emprise des dogmes religieux. Elle impose à l’école de développer l’esprit critique, mais dans le respect absolu de la liberté de conscience. Les enseignants « n’ont pas à juger des convictions de leurs élèves car il n’y a pas de limite à la liberté de conscience ». Une loi qui viserait à « redéfinir de “façon stricte la laïcité” », comme la demande le SNPDEN (seul syndicat de proviseurs en faveur de la loi), est « inopportune » pour des raisons de droit, mais aussi pour des raisons sociales et philosophiques, en relation avec la mission même de l’école. Début novembre 2003, la Ligue de l’enseignement diffuse sur son site un nouveau document de 37 pages, élaboré pour la commission Stasi, La laïcité, un bien commun, une démarche, une construction permanente, où elle reprend et développe ces positions. La Ligue a progressivement imposé sa légitimité comme instance de référence sur les questions en débat auprès des principales organisations du monde scolaire : la FCPE, la FERC-CGT, la FSU, le SGEN-CFDT, l’UNL, ainsi que la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’homme et le MRAP. Seule parmi les grandes fédérations syndicales enseignantes, l’UNSA ne s’est pas associée. Ils publient un texte commun le 16 décembre 2003 où est écrit que « Les signataires, refusant toute stigmatisation d’une partie de la population, restent attachés à l’équilibre défini par la loi de 1905 conciliant la liberté individuelle d’expression d’une conviction et le nécessaire respect par tous des libertés fondamentales et des personnes, principes qui doivent s’appliquer à tous et partout dans la République…Il n’est pas opportun pour ces raisons de proposer une nouvelle loi telle qu’elle est actuellement mise en avant… Dans ces conditions, nous proposons un rappel solennel et clarifié de la législation et de la réglementation actuelles ». Mais il est déjà trop tard, le Président prononce un discours le lendemain en faveur de la loi de 2004.

Au sein du monde scolaire les militants laïques ne furent pas les seuls à dire leur réticence ou leur hostilité à la réinterprétation de la laïcité scolaire dans un sens répressif. La grande majorité des cadres de l’Éducation nationale et une fraction non négligeable des chefs d’établissement, dont les plus concernés par les « affaires de foulards », ont tenu la même position. Le combat pour une version de la laïcité scolaire qui restreigne les libertés des élèves va, selon eux, à l’encontre d’une vision qui a pour horizon l’autonomie des établissements, l’exercice de l’autorité à tous les échelons du système, la responsabilisation de l’encadrement. Rappelons que la loi Haby de 1975 et plus encore celle du 10 juillet 1989 de Lionel Jospin font de l’élève un sujet de droit. S’il apparaît, au travers des auditions, qu’une telle culture n’est pas vraiment partagée par les ministres (ni au demeurant par leurs cabinets), une partie au moins des inspecteurs généraux, une majorité des recteurs et une bonne partie des chefs d’établissement s’en réclament – et même le SNPDEN d’ailleurs, en dehors du dossier de la laïcité et des droits des élèves.

  1. La commission Stasi

Composée de 14 hommes et 6 femmes, elle avait comme mission de réfléchir au principe de laïcité et à son actualisation. La commission parlementaire qui fait autorité ne vérifiera pas les hypothèses Alain Seksig et Gaye Petek par des enquêtes, elle ne fera pas appel aux représentants du culte musulman ni aux élèves voilées, ce qui revient à considérer que leur parole n’a aucune légitimité, parce musulman.e.s. En vertu de ces hypothèses leur parole et liberté de conscience sont niées : toute femme voilée qui affirme que le port du voile est un choix personnel est considérée comme aliénée par une idéologie religieuse, manipulée par une autorité patriarcale ou/et traitre à la cause des femmes et complice du djihadisme politico-religieux. L’occasion de dissiper la confusion entre intégrisme religieux et religion musulmane n’a même pas été envisagée ni de renseigner les atteintes à la laïcité qui sont affirmées sans avancer aucune preuve : Interruptions de cours pour prière, absences, contestation de « pans entiers du programme d’histoire ou de sciences de la vie et de la terre », faux certificats médicaux, examens perturbés par des élèves qui refusent « d’être entendues par un examinateur masculin ». Il y a ici un grave déficit démocratique, puisque la commission n’a pas saisi l’opportunité de reconnaître la légitimité de toute parole musulmane et de lui donner une place à égalité dans l’espace politique.

Sur les 28 propositions de la commission Stasi la seule retenue sera la loi de prohibition de 2004. Les 27 mesures visant à mieux garantir la pratique du culte musulman ou associations de libre pensée et de les placer à égalité avec les autres religions ont été balayées : égal accès de ces associations sur les médias publics, École de Hautes études de la pensée islamique, enseignement du fait religieux, menus alternatifs pour les cantines, intégration d’une fête juive et musulmane aux jours fériés, espace dédié pour le culte musulman et la libre pensée dans les prisons, écoles, hôpitaux à l’instar de celui dont dispose l’église catholique avec les aumôneries. Pour dire les choses autrement, la commission qui comportait des biais que le seul abstentionniste a analysé dans un texte en 201110 s’est avérée incapable de contrer ce que les sociologues appellent une panique morale, mais qui peut aussi être sexuelle si on songe au clivage qui s’est installé parmi les mouvements féministes11. Dans le contexte rappelé au & précédent, l’année 2003-4 a été l’occasion d’un épanchement islamophobe publique et la loi de 2004 une occasion non pas d’actualiser mais de falsifier celle de 1905 dans un sens nationaliste et identitaire qui n’a depuis cessé de s’amplifier.

1 Rapport d’Hanifa Chérifi au Ministre de l’EN et ESR sur l’Application de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux ostensibles dans les établissements d’enseignement publics https://www.vie- publique.fr/files/rapport/pdf/064000177.pdf

2Voir entre autres Jean Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, éditions de l’Aube, 2006, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, rééd. poche avec une postface, 2014. Voir également, du même auteur : « La nouvelle laïcité atrophie les libertés individuelles », Saphir News, 3 février 2012 .

3 Pour se documenter de façon approfondie voir F. Gaspard et F. Khosrokhavar, Le Foulard et la République. La découverte 1995.

4 Le droit à porter le voile : cause perdue ou naissance d’une politics of rights ? Claire de Galembert Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2015/2 (Volume 75), pages 91 à 114.

5 F Lorcerie La « loi sur le voile » : une entreprise politique https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2008-1-page-53.htm

6 Ibid

7 12 novembre 1999. Les auteurs s’identifient….

8 Guerre civile en Algérie entre les militaires et des groupes islamistes de 1991- 99 ; attentats du 11 sept 2001 ; 2° guerre d’Afghanistan, guerre d’Irak, attentats suicide du Hamas.

9 Pierre Tournemire, « Une loi qui serait inopportune », Idées en mouvement, 110, juin 2003.

10 Baubérot : https://www.cairn.info/des-sociologues-sans-qualites–9782707168986-page-99.htm acteur et sociologue la commission Stasi

11 Le droit à porter le voile : cause perdue ou naissance d’une politics of rights ? Claire de Galembert Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2015/2 (Volume 75) pages 91 à 114. Voir aussi la loi de 2004 vingt ans après conclusion

Une leçon de choses – Maboula Soumahoro, chercheuse antiraciste interdite au Parlement européen

Maboula Soumahoro est chercheuse spécialiste de la diaspora noire/africaine. Elle a été sollicitée par le Parlement européen pour intervenir le 21 novembre 2024, dans une table ronde destinée à promouvoir l’égalité et l’inclusion au travail. À la suite d’une guerre lancée contre elle par l’extrême droite, la table-ronde a été annulée. La question n’est déjà plus celle de la falsification des arguments. La question est celle du crédit accordé, dans une institution internationale, aux différentes formes de la représentation néofasciste.

Maboula Soumahoro, chercheuse spécialiste de la diaspora noire/africaine, a publié en 2020, Le Triangle et l’Hexagone, croisant son champ d’études, menées aux États-Unis et en France, avec sa propre expérience de Française issue de la diaspora ivoirienne. Une expertise doublement légitime, largement reconnue des deux côtés de l’Atlantique. Elle a, pour cette raison, été sollicitée par le Parlement européen pour intervenir le 21 novembre 2024, dans une table-ronde destinée à promouvoir l’égalité et l’inclusion au travail.

À la suite d’une véritable guerre, lancée contre elle par les représentants de l’extrême droite française, la table-ronde a été annulée : un parti ouvertement raciste dans ses propos, dans ses actes et dans sa tradition s’autorise à récuser l’expertise d’une chercheure noire reconnue… au nom de son « racisme anti-blanc », argument devenu, de notoriété publique, le fer de lance des fascistes de tout bord pour faire taire les racisé·es. C’est ainsi que notre collègue s’est retrouvée triplement victime : d’une annulation de la formation prévue ; d’une campagne de haine violente et négrophobe sur les réseaux sociaux actionnés par les parlementaires d’extrême-droite ; d’une accusation de racisme de la part de ces mêmes parlementaires. Par une mise en abyme révélatrice, c’est précisément ce qu’analyse Maboula Soumahoro dans son livre. Le mode opératoire a fait l’objet d’une formalisation officielle lors du colloque organisé par Reconquête ! au Palais du Luxembourg en 2023 : employer des méthodes d’intimidation pour faire annuler un événement scientifique, puis brandir cette annulation en trophée, avant de livrer le chercheur en pâture aux réseaux néofascistes qui orchestrent la haine en ligne.

De fait, le retournement de l’imputation est devenu commun à l’extrême droite fasciste et à l’autoritarisme néolibéral. Cette perversion du vocabulaire n’est pas difficile à mettre en évidence : c’est la ritournelle de l’innocence persécutrice, largement usitée par le nazisme historique. L’accusation de « racisme » jetée à la figure de notre collègue n’est que l’autre face de la stratégie néofasciste de normalisation du racisme selon laquelle le racisme ne serait qu’une opinion, et les savoirs critiques de la race, une « idéologie ». En orchestrant cette confusion, l’extrême droite espère sortir blanchie de son racisme fondamental. Comme elle instrumentalise le massacre du 7 octobre 2023, pour se blanchir de son antisémitisme constitutif par un soutien au colonialisme du pouvoir israélien.

Mais il est clair qu’au niveau décisionnaire du Parlement européen, la question n’est déjà plus celle de la falsification des arguments. La question est, beaucoup plus stratégiquement, celle du crédit accordé, dans une institution internationale, aux différentes formes de la représentation néofasciste. Le 3 juillet 2019, le sociologue Saïd Bouamama, sur ordre du Ministère de l’Intérieur faisant suite aux pressions de l’extrême droite, avait été interdit de présence à un colloque sur l’extrémisme violent, qu’il co-organisait. Le 24 septembre 2020, la grande juriste Danièle Lochak, à l’Assemblée Nationale, se voyait traitée, par le président LR d’une Mission sur le Racisme, non en experte, mais en prévenue, accusée de constituer une « menace à l’ordre républicain ». C’est maintenant au Parlement européen que se joue cette chasse aux chercheur.es critiques antiracistes – tout particulièrement quand ils et elles sont racisé·es –, menée par l’attelage d’une droite décomplexée et d’une extrême droite déchaînée poussée sur le devant de la scène.

Alors que des parlementaires d’extrême droite s’expriment sans retenue par voie de presse, alors que les réseaux sociaux identitaires et néonazis de la même grande famille politique profèrent des insultes et des menaces de mort, la décision du Parlement européen résonne comme un acquiescement, disant la puissance effective du néofascisme au cœur même des institutions démocratiques qui sont supposées, par définition, s’y opposer.

Il n’y a rien d’inédit à ce que le fascisme emprunte la voie démocratique pour conquérir le pouvoir, l’histoire l’a suffisamment montré. Qu’il le fasse avec une telle aisance, une telle arrogance et sans rencontrer le moindre obstacle, sonne à nos oreilles l’alerte d’un véritable renoncement que l’historien Marc Bloch aurait clairement qualifié de munichois.

Cela pose bel et bien la question de savoir de quel côté se trouve l’« extrémisme violent » : celui des chercheur·es qui ont le courage d’en questionner l’origine, ou celui des pouvoirs qui imposent le silence à ces chercheur·es ?

Dévoiement identitaire et discriminatoire de la laïcité.

par Roland Pfefferkorn1

L’aspiration émancipatrice vers la liberté et l’égalité qui sous-tendait la laïcité historique s’est métamorphosée au cours des dernières décennies en son contraire. Après avoir, dès les lendemains de la Grande guerre, évolué vers une catho-laïcité, elle se transforme désormais aussi en une néo-laïcité identitaire et discriminante. Cette reconfiguration vise principalement à discriminer les musulmans, et parmi eux en premier lieu les femmes. Elle tourne clairement le dos aux principes de liberté et d’égalité et à la séparation des Églises et de l’État qui ont été aux fondements même de la laïcité historique.

Compte tenu de la kyrielle d’assouplissements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard des multiples manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, d’une campagne politico-médiatique délirante autour d’un « voile islamique » dont le port serait constitutif d’une insupportable atteinte délibérée à la laïcité. Une campagne qui aura abouti à l’adoption de la loi « antivoile » du 15 mars 2004 et à l’exacerbation de l’islamophobie. Avec la loi « séparatisme » de 2021 on assistera de surcroît non seulement à la mise sous tutelle étatique du culte musulman, mais encore et plus largement de toutes les structures associatives quel que soit leur objet, culturel ou environnemental par exemple.

  1. Quinze ans de campagnes politico-médiatiques autour du « voile islamique »

Le 18 septembre 1989, trois collégiennes de Creil refusent d’enlever leur foulard en classe. Elles font d’abord l’objet d’une mesure d’exclusion. Suite à un accord entre les parents et le collège de Creil elles retournent à l’école le 9 octobre 1989. Elles devront retirer leur foulard avant d’entrer en cours et pourront le remettre dès la sortie. Malgré cet accord on assiste aussitôt à un emballement politico-médiatique. Le ministre de l’éducation nationale Lionel Jospin saisit le Conseil d’État. Celui-ci rend un avis le 27 novembre 1989 qui stipule que le port du foulard, en tant qu’expression religieuse dans un établissement scolaire public, est parfaitement compatible avec la laïcité. Un refus d’admission ou une exclusion ne seraient justifiés que dans des circonstances exceptionnelles. L’« affaire de Creil » aurait pu en rester là.

La fabrication de cette « affaire » s’inscrit dans des campagnes de presse antérieures qui visaient l’islam et les musulmans2, et entretiennent une confusion systématique entre islam et islamisme. Ces campagnes seront régulièrement réactivées tout au long des années 1990. Au-delà du rôle spécifique joué par la presse magazine et les idéologues qui s’y expriment, Françoise Lorcerie montre que la mise sur orbite d’une loi interdisant le port du voile à l’école3 est d’abord le résultat d’une « mobilisation politique venue de la droite parlementaire », proche de Jacques Chirac. Les choses s’accélèrent fin avril 2003 quand le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin demande à François Baroin un rapport sur la situation de la laïcité en France. Intitulé Pour une nouvelle laïcité, ce rapport sera rendu un mois plus tard. Il appelle à penser et à vouloir désormais la laïcité comme un emblème de la pérennité de « l’identité française ». Cette réélaboration dans un sens national conservateur s’inscrit dans une tradition identitaire barrésienne. Jusqu’alors la laïcité avait plutôt été une valeur de gauche, la droite et l’extrême droite défendant plutôt les valeurs chrétiennes.

Dans la foulée une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité (commission Stasi) est mise en place le 3 juillet 2003 par Jacques Chirac. Elle se ralliera pour l’essentiel à cette redéfinition. Soutenus par le battage médiatique les « entrepreneurs de l’interdiction » du voile vont imposer leur « solution » dans l’opinion publique et dans la sphère politique. Six mois durant, Le Parisien, Le Monde, Le Figaro et Libération consacrent plus d’une centaine de unes au thème de la laïcité et 1284 articles, soit plus d’un article par jour et par titre. En avril 2003, les sondages prêtaient 49 % d’opinions favorables à l’interdiction du voile, contre 45 % d’opinions hostiles. En octobre 2003, 69 % des sondés s’y déclarent favorables, contre 29 % opposés.

  1. La loi de 2004 : la fabrication d’une pseudo-laïcité identitaire et discriminatoire

Dans la plupart des argumentaires en faveur de la loi de 2004, c’est du « voile » qu’il est question. De même c’est du « voile » qu’aura parlé le président Chirac dans son discours du 17 décembre 2003 pour appeler le Parlement à légiférer. Enfin c’est sur le « voile » que les députés ont interminablement glosé au cours des débats parlementaires. Finalement, comme l’avait préconisé le rapport Baroin, la laïcité est posée comme « un élément de référence de l’identité française ».

La loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » a finalement été adoptée le 15 mars 2004 à une large majorité, le PS s’alignant sur les partis de droite4. La loi introduit un nouvel article dans le Code de l’éducation : Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Ce texte va à l’encontre de l’avis exprimé par le Conseil d’État en 1989 selon lequel le port du foulard islamique, en tant qu’expression religieuse, dans un établissement scolaire public, est compatible avec la laïcité.

Cette loi anti-foulard a été présentée par ses promoteurs comme un « retour aux sources » ou comme l’aboutissement logique de la « laïcité française ». Une loi qui n’aurait fait que « réaffirmer » des principes oubliés, « redécouvrir » la pertinence et l’actualité des textes fondateurs, « retrouver » la saine intransigeance de Ferry, Jaurès ou Gambetta, « restaurer » ou « refonder » un ordre public mis en péril par un renouveau de la menace religieuse. Or cette rhétorique du retour aux sources n’aura servi qu’à promouvoir une loi qui opère une transformation radicale de la laïcité historique, en rupture et contradiction totales avec les lois fondatrices qui visaient la liberté et l’égalité. C’est pourquoi Jean Baubérot parle à juste titre de « laïcité falsifiée »5. La loi de 2004 marque une rupture identitaire et discriminatoire avec les lois scolaires historiques – qui ne s’appliquaient qu’à la puissance publique (les programmes, les locaux et les personnels) et en aucun cas aux élèves – et avec la loi de 1905 qui avait une visée de liberté, d’égalité et d’apaisement du conflit séculaire entre État et religion.

  1. Exacerbation de l’islamophobie

Désormais tous les prétextes seront bons pour tenter d’étendre indéfiniment le champ d’application de la loi de 2004. Des femmes voilées sont régulièrement prises à partie dans l’espace public, parfois même violemment. Cette néo-laïcité qui entend ainsi statuer sur la façon de s’habiller des femmes porte atteinte à leurs libertés élémentaires. Les campagnes antivoile et la loi de 2004 ont exacerbé la stigmatisation des musulmans. C’est au nom de cette néo-laïcité que se construit année après année l’image d’une altérité déviante qui s’étend à l’ensemble des musulmans. Le Printemps républicain, groupement idéologique, proche de Manuel Valls, officiellement créé en 2016 et relayé par les magazines Marianne et Causeur, promeut cette néo-laïcité islamophobe. Cette officine exerce une influence certaine sur le monde politique, y compris au plus haut niveau. Elle distille ce que certains appellent un « identitarisme national-républicain » ou un « républicanisme identitaire » et contribue au développement de ce que Jean-François Bayart identifie comme « une islamophobie d’État ». La loi de 2004 est désormais mobilisée comme l’arme d’une véritable guerre culturelle. Ce qui explique et éclaire pourquoi depuis 2010 l’extrême droite se soit approprié cette néo-laïcité et l’ait mise en avant. À un point tel que Madame Badinter est allée jusqu’à estimer qu’ « en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité »6.

Le monde médiatique et politique français refuse de voir dans l’islamophobie une forme de racisme7. Journalistes, écrivains, philosophes de médias ou hommes politiques n’hésitent pas à s’affirmer islamophobes tout en considérant que ceux qui luttent contre l’islamophobie constitueraient des menaces pour les « valeurs républicaines et la laïcité ». Des accusations ignominieuses (« islamo-gauchiste », « idiot utile du djihadisme ») sont lancées par des ministres ou des éditorialistes contre les mouvements antiracistes, des syndicalistes ou des chercheurs, accusations soutenues par des adeptes d’une nouvelle chasse aux sorcières. A l’initiative du sommet de l’Etat, ces campagnes permanentes aboutiront en 2021 à la loi « séparatisme ».

  1. La loi « séparatisme » d’août 2021 : une loi pseudo-laïque liberticide

La loi « confortant les principes de la République » adoptée le 24 août 2021 (dite loi « séparatisme ») vise, d’après le site officiel, les objets suivants : « Délit de séparatisme, encadrement de l’instruction en famille, contrat d’engagement républicain pour les associations, lutte contre la haine en ligne, meilleure transparence des cultes ». Son article 12 impose la signature d’un « contrat d’engagement républicain » à toutes les associations recevant des subventions publiques ou « bénéficiant d’un agrément reconnaissant leur capacité à agir ». Les contrôles administratifs et la surveillance des cultes sont renforcés. Le culte musulman et les associations regroupant des personnes musulmanes sont particulièrement visés8.

Cette loi va cependant bien au-delà, puisqu’elle met désormais tous les cultes et plus largement l’ensemble de la vie associative sous contrôle étatique9. Elle s’attaque directement à deux lois de liberté emblématiques du début du 20e siècle : d’une part à la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association régissant la liberté associative ; d’autre part à la loi du 9 décembre 1905 qui garantit la liberté de conscience, y compris la liberté religieuse dans sa dimension collective et publique, et acte la séparation des Églises et de l’État, ce dernier n’ayant pas vocation à contrôler les premières.

C’est pourquoi les principales organisations de défense des droits humains et les organisations laïques historiques comme la Ligue des droits de l’Homme, la Libre Pensée ou l’Union rationaliste ont dénoncé cette « dérive sécuritaire, parfois même teintée de xénophobie » qui affecte nombre de libertés : « liberté de conscience et de culte, liberté d’expression, liberté d’association, droit à l’instruction, libre administration des collectivités territoriales ». Elles « s’inquiètent sur le devenir d’une laïcité devenue aux yeux des pouvoirs publics un instrument de contrainte et de conformation ». Enfin, elles « dénoncent les dévoiements et dérives qu’elles constatent dans le débat public et affirment leur volonté de défendre la pleine laïcité, principe non partisan de liberté et de paix civile »10.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 Exemples : les médias et les membres du gouvernement avaient stigmatisé au printemps 1982 des ouvriers grévistes de l’automobile originaires du Maroc, le Premier ministre d’alors, Pierre Mauroy, les accusa même d’être « téléguidés par l’ayatollah Khomeyni » ; Le Figaro Magazine du 26 octobre 1985 publiait en couverture le buste d’une Marianne voilée avec cette question: « Serons-nous encore français dans trente ans ? »

3 F. Lorcerie, « La “loi sur le voile”: une entreprise politique », Droit et société, 2008. En ligne : https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2008-1-page-53.htm

4 Par 494 voix pour (330 UMP, 140 PS, 13 UDF, 7 CR, 4 non-inscrits), 36 contre (12 UMP, 2 PS, 4 UDF, 14 PCF, 4 NI dont les 2 Verts) et 31 abstentions (17 UMP, 12 UDF, 2 NI).

5 Voir Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La découverte, 2012.

6 Dans un entretien accordé au Monde des religions, 28 septembre 2021.

7 Voir Reza Zia-Ebrahimi, « The French origins of “Islamophobia denial” », Patterns of Prejudice, n° 54, 2020.

8 Voir le rapport de l’Observatoire des libertés associatives, Enquête sur la répression des associations dans le cadre de la lutte contre l’islamisme. Une nouvelle chasse aux sorcières, janvier 2022 : https://www.lacoalition.fr/Observatoire-des-libertes-associatives

9 Pour des exemples voir La Croix, « Les associations s’alarment des effets de la loi séparatisme », 27 janvier 2023, page 5 ; Alternatives économiques, mars 2023, pages 42-43 ; Le courrier des maires et des élus locaux, « Vers une mise au pas des associations les moins dociles », 3 juillet 2023 ; Le Monde, « Sur le plateau de Millevaches, une « liste rouge » d’associations privées de subventions », 9 août 2023 ; Reporterre, « Loi Séparatisme : un média brestois perd ses subventions », 25 janvier 2024…

10 https://union-rationaliste.org/pour-une-laicite-de-liberte-et-demancipation/

Limites ou points aveugles des lois laïques historiques

par Roland Pfefferkorn1

Les avancées les plus significatives vers la liberté de conscience et la séparation des Églises et de l’État sont intervenues en France dans les deux dernières décennies du XIXe siècle et les premières années du XXe. Les lois scolaires laïques de 1882 et 1886 ont permis de dégager des tutelles religieuses les programmes, les locaux et les personnels. La loi de 1905 a parachevé le processus en posant deux ensembles de principes : séparation des Églises et de l’État et neutralité des pouvoirs publics en matière religieuse ; liberté de conscience, y compris religieuse, et égalité de tous, croyants et non-croyants2. Pour autant la politique laïque mise en oeuvre par les Républicains ne s’inscrit pas dans une perspective d’émancipation humaine plus large : elle ne remet en cause ni la domination de classe, ni l’ordre patriarcal, ni l’expansion coloniale.

  1. Pas de laïcité dans les colonies

La non-application des lois laïques dans les colonies est l’un des points aveugles de la politique laïque de la Troisième République. Jules Ferry ne fut pas seulement le chantre de l’école laïque… en métropole, mais aussi un partisan actif de l’entreprise coloniale. Dans son discours du 28 juillet 1885 à l’Assemblée nationale il exposait crûment les présupposés de la conception colonisatrice d’une partie des républicains : « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Il défendait le postulat de l’inégalité raciale qui justifiait l’inégalité juridique… dans l’Empire colonial. En Algérie colonisée les indigènes musulmans relevaient d’un statut d’exception en vertu du Code de l’indigénat adopté en 1881. Ce dernier confirme et précise la discrimination instituée par le Second Empire qui dès 1865 établit en droit la différence de statut juridique entre Européens et indigènes. Cette différence de statut restera en vigueur jusqu’à la loi du 7 mai 1946. En 1870, le décret de 1865 avait été modifié par le décret Crémieux qui accordait la nationalité française aux juifs des trois départements algériens.

La loi de 1905 ne fut pas introduite en Algérie colonisée. Ni égalité de traitement, ni séparation de l’Etat et des Eglises. Le décret du 27 septembre 1907 « déterminant les conditions d’application en Algérie des lois sur la séparation des Églises et de l’État et l’exercice public des cultes » fut adopté en tant que « mesure transitoire dans l’objectif d’une séparation sans troubles ». Les associations cultuelles musulmanes, les principales mosquées et les fondations pieuses sont placées sous le contrôle de l’administration coloniale. L’octroi temporaire d’indemnités aux ministres du culte agréés par le gouverneur général d’Algérie est prévu par ce même décret. Ce financement fut reconduit jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Ce régime des cultes entre évidemment en contradiction avec les principes juridiques posés par la loi de 1905.

Les lois scolaires laïques ne sont pas davantage introduites en Algérie colonisée. D’abord seule une infime minorité des enfants musulmans furent scolarisés. Avec la présence accrue des colons, puis l’arrivée de leurs familles, l’Algérie deviendra en outre le « laboratoire républicain » de la séparation des races. Quand ils seront scolarisés, les indigènes se retrouveront avant tout dans l’enseignement pratique et professionnel, leur accès à l’enseignement primaire et secondaire sera négligeable. Charles-Robert Ageron relève dans son bilan « le caractère superficiel » de la scolarisation des Algériens pendant la période coloniale3. En 1889 moins de 2 % de la population scolarisable en premier degré était touchés par l’instruction. Les effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie restent très faibles, inférieurs à 10 % de la population scolarisable, jusqu’à la veille de la guerre d’indépendance.

Laissons parler les chiffres …

Effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie entre 1882 et 1961 (Source : Aïssa Kadri (éd.), Instituteurs et enseignants en Algérie (1945-1978). Histoire et mémoires, Paris, Karthala, 2014).

  1. Les femmes infériorisées, scolarisées à part et écartées du suffrage « universel »

Le système scolaire consacré par la Troisième République repose sur la séparation des filles et des garçons dans le primaire et le secondaire. La filière réservée aux filles dans le secondaire ne prépare pas à la poursuite d’études dans le supérieur. La loi Camille Sée du 21 décembre 1880 crée un enseignement secondaire féminin, avec des programmes très allégés, peu de mathématiques, pas de latin, ni de grec. Il s’agit de former des épouses et des mères cultivées mais non des bachelières. À partir de 1902, la mise en place d’un baccalauréat unique entrouvrira les portes de l’université aux jeunes filles de la bourgeoisie. La part des bachelières passera de 0,04 % en 1905 à 6 % en 1914. Avant 1914 peu de femmes accèdent aux études universitaires4. Il faudra aussi attendre 1919 pour que les traitements des institutrices soient alignés sur ceux des instituteurs.

Le suffrage prétendument « universel » est strictement masculin. Les manuels de l’école républicaine, censés participer à l’éducation civique et citoyenne, ont longtemps masqué aux yeux des jeunes élèves cette réalité tronquée du suffrage « universel ». Il faudra attendre les manuels d’après 1985 pour que les livres d’histoire de l’école communale mentionnent l’obtention du droit de vote par les femmes en 1944, et les manuels de la fin des années 1990 pour que les livres d’histoire de l’enseignement élémentaire notent que les femmes avaient été écartées du droit de vote en 1848 et que le suffrage « universel» était un suffrage masculin. Plus largement, les droits des femmes sont déniés ou bafoués tout au long du XIXe et l’essentiel du XXe siècle dans de nombreux domaines. Conservatisme républicain et dogmatisme catholique confortent alors l’ordre patriarcal.

  1. Occultation et maintien de la domination de classe

Enfin, deux ordres d’enseignement distincts et hiérarchisés (qui relèvent d’administrations différentes, dotées de corps enseignants différents et fonctionnant comme des réseaux cloisonnés) assurent la séparation sociale. L’école primaire accueille les enfants du peuple. Les classes élémentaires des lycées, les « petits lycées » payants, accueillent les enfants des familles bourgeoises (31 000 en 1913, 55 000 en 1930).

Avant 1914, seul un élève du primaire sur 2 000 passe chaque année dans le secondaire. En 1913 moins de 8000 élèves (issus de la bourgeoisie) obtiennent le baccalauréat.

En somme, à l’école, l’idéal laïque s’inscrit dans les rapports de classe existants. Il ne fait pas seulement écran à une domination de classe inchangée, il la présuppose et, en un sens, il lui permet de se maintenir.

Au total, la laïcité scolaire est corsetée par une double, voire triple, séparation, filles/garçons, primaire (enfants du monde populaire)/secondaire-supérieur (enfants de la bourgeoisie), enfants d’indigènes/enfants de colons. Ces limites seront renforcées aux lendemains de l’union sacrée autour de la Grande guerre et de la promotion de la « religion de la patrie ». Les gouvernements successifs mettront en place les premières possibilités de financement de l’enseignement catholique et surtout renonceront à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Après 1945 de nouveaux assouplissements, accommodements et arrangements sont obtenus au fur et à mesure par l’Église catholique pour l’ensemble du territoire, en particulier avec la loi Debré de 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 On trouvera une présentation du mouvement historique qui conduit progressivement et non sans retours en arrière aux lois laïques de la Troisième République dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022.

3 Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, Paris, PUF, 1968, tome II, p. 954.

4 Voir Roland Pfefferkorn, « L’entrée des femmes dans les universités européennes : France, Suisse et Allemagne », Raison présente, 2017/1, n° 201, p. 117-127. En ligne : https://www-cairn-info.revue-raison-presente-2017-1-page-117.htm

Dévoiement catho-laïque de la laïcité

par Roland Pfefferkorn1

La loi de 1905 rencontre une opposition opiniâtre de l’Église catholique2. Elle la perçoit comme une loi d’oppression à son encontre, mais aussi comme une loi de perdition pour la nation. La lettre encyclique du 11 février 1906 du pape Pie X, Vehementer nos3 réprouve la séparation de l’État et de l’Église, « acte éminemment funeste et blâmable » : La séparation […] bouleverse […] l’ordre très sagement établi par Dieu dans le monde. Deux autres encycliques suivront sans compter une nouvelle guerre des manuels scolaires, entre 1907 et 1914, après celle des années 1882-1883.

Après 1919, au lendemain de l’union sacrée autour de la Grande guerre et de la promotion de la « religion de la patrie », les gouvernements successifs mettent en place les premières possibilités de financement de l’enseignement catholique et surtout renoncent à étendre les lois laïques à l’Alsace et à la Moselle. Les normes non laïques antérieures restent « provisoirement » en place dans ces trois départements4. Après 1945 de nouveaux assouplissements, accommodements et arrangements sont obtenus au fur et à mesure par l’Église catholique pour l’ensemble du territoire, en particulier avec la loi Debré de 1959 qui lui concède d’importants subsides financiers. En outre avec la Ve République se met en place le rituel politico-religieux de la visite des chefs d’Etat au Vatican.

  1. Non-laïcité en Alsace-Moselle et dans une partie des confettis de l’Empire

La loi du 17 octobre 1919 dispose que « les territoires d’Alsace et de Lorraine continuent, jusqu’à ce qu’il ait été procédé à l’introduction des lois françaises, à être régis par les dispositions législatives et réglementaires qui y sont actuellement en vigueur ». Celle du 1er juin 1924 précise qu’est « expressément maintenu en vigueur dans ces départements à titre provisoire l’ensemble de la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ». Vingt ans plus tard, à la Libération, l’ordonnance du 15 septembre 1944 précise une fois de plus que les dispositions dérogatoires sont maintenues « provisoirement ».

Une telle situation va clairement à l’encontre de l’article premier de la constitution de la Ve République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

Il faut ajouter en outre au cas alsacien-mosellan les exceptions des territoires d’outre-mer, confettis de l’ancien Empire colonial. En Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion la loi de 1905 est effective à partir du 6 février 1911. La Guyane relève toujours de l’Ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 qui organise et soutient le culte catholique. Les autres cultes se voient appliquer les dispositions des Décrets Mandel (des 16 janvier et 6 décembre 1939) qui font échapper les cultes au régime de la Séparation des Eglises et de l’Etat. En Polynésie, à Wallis et Futuna et en Nouvelle-Calédonie, le régime des cultes est encadré par les Décrets Mandel et échappent à la séparation des églises et de l’Etat.

A Mayotte, les mahorais peuvent choisir entre deux statuts : le statut de droit commun, selon la législation française (administrations, actes notariés, tribunaux) et le statut personnel, dérogatoire au code civil et à la laïcité. Depuis juin 2010, il ne revient plus aux juges musulmans, ou cadis, de rendre la justice touchant le statut personnel, mais ils peuvent être consultés sur l’application du droit local.

Du provisoire non laïque qui dure…

  1. Soutien financier à l’école privée catholique : Lois Astier, Marie, Ballangé, Debré, Guermeur…

Les premières mesures permettant de déroger à la loi de 1905 ont été prises dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, avec la loi Astier du 29 juillet 1919. Ce que l’historienne Jacqueline Lalouette appelle un « régime de séparation évolutif » s’est donc mis en place très tôt. Celui-ci va tendre vers ce que nous proposons d’appeler une « catho-laïcité », en reprenant le vocable d’Edgar Morin, car les établissements privés catholiques vont être les grands bénéficiaires d’une série de lois, de mesures et dispositions diverses dont la plus décisive sera la loi Debré adoptée en 1959.

Cette dernière permet la prise en charge par l’État des rémunérations et des dépenses de fonctionnement de l’enseignement dit « libre ». Elle institutionnalise le financement public de l’enseignement privé essentiellement catholique et va lui apporter des moyens considérables puisque les salaires représentent environ 80 % des besoins financiers des établissements. Toute une série d’autres dispositions allant dans le même sens seront prises dans les décennies suivantes et jusqu’à tout récemment.

L’ensemble des avantages consentis à l’enseignement privé catholique représente des sommes considérables, année après année, difficiles à chiffrer, en raison des financements indirects opérés via les réductions d’impôt ou exonération des droits de mutation obtenues pour les dons accordés aux fondations catholiques reconnues d’utilité publique.

Plus de 9 milliard d’euros, très exactement 9 035 305 069 euros, sont prévus au budget 2024 du ministère de l’Éducation nationale pour le financement des seuls salaires de l’enseignement privé des premier et second degrés5. Les données globales les plus récentes (2021) établissent que le financement public (État et collectivités territoriales) à destination de l’enseignement privé aurait représenté 15 milliards 60 millions d’euros, cela sans compter la taxe d’apprentissage et les dons défiscalisés, dont les établissements scolaires catholiques sont les principaux bénéficiaires6.

  1. L’invention d’une tradition : la visite des chefs d’Etat au Vatican

Sur un plan symbolique aussi les lois laïques ont été dévoyées. Depuis la première visite en 1957 par René Coty, à la fin de la IVe République, un nouveau rituel politico-religieux a été institué sous la Ve Republique : la visite officielle au Vatican par les chefs d’Etat français. En voici la liste :

René Coty (en 1957), une première depuis Charlemagne (!),

le général de Gaulle (en 1959 et 1967),

Valéry Giscard d’Estaing (en 1975, 1978 et 1981),

François Mitterrand (en 1982),

Jacques Chirac (en 1996),

Nicolas Sarkozy (en 2007 et 2010),

François Hollande (en 2014, 2016 et 2017)

Emmanuel Macron (en 2018, 2021 et 2022).

Ces visites sont une autre expression du caractère « catho-laïque » de la Ve République.

Emmanuel Macron est allé plus loin encore. Le 9 avril 2018, il s’est rendu à la conférence des évêques de France, au collège des Bernardins, une première depuis le vote de la loi laïque de séparation de l’Église et de l’État de 19057. Il y a affirmé sa volonté « de réparer le lien entre l’Église et l’État ». Cette participation d’un chef d’État à la conférence des évêques de France et les propos tenus sont évidemment en rupture totale avec la loi de 1905.

Au regard de cette kyrielle d’assouplissements, accommodements et arrangements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard de ces manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, de la campagne politico-médiatique autour du « voile islamique » qui serait constitutif d’une insupportable atteinte à la laïcité. Cette campagne islamophobe débouchera sur la loi antivoile de 2004 suivie de la loi séparatisme de 2021. Un dévoiement identitaire et discriminatoire accompagnera désormais le dévoiement catho-laïque.

1 Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).

2 On trouvera une présentation des lois laïques de la Troisième République et du mouvement historique qui y conduit dans R. Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Paris, Syllepse, 2022.

3 Les encycliques sont accessibles sur le site du « Saint-Siège » dans la page consacrée au pape signataire. Vehementer nos est disponible en latin, français, italien et anglais.

4 Voir R. Pfefferkorn, « Alsace-Moselle : un statut scolaire non laïque », Revue des Sciences sociales, n° 38, 2007, pp. 158-171

5 https://www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024 Données publiées par La Libre Pensée : https://www.fnlp.fr/2024/02/19/budget-2024-du-ministere-de-leducation-nationale/

6 Idem.

7 Plus récemment, le 23 mai 2022, le ministre de l’Intérieur, G. Darmanin, a assisté à la messe d’accueil du nouvel archevêque de Paris ; et le 23 septembre 2023, le président de la République, E. Macron a assisté à la messe du pape François, organisée au stade Vélodrome de Marseille.

Actualités du fascisme : l’ordre sexuel à l’école

A l’occasion du 90ème anniversaire de la tentative de renversement de la république par l’extrême droite le 6 février 1934

A l’heure des 90 ans de la manifestation des ligues fascistes du 6 février 1934, le projet fasciste continue de lorgner vers l’école. L’accent mis par un certain nombre de politiques français sur la « bataille culturelle » (Eric Zemmour), la « métapolitique » (Marion Marechal) ou les « victoires idéologiques » (Marine Le Pen) font de l’école le terrain idéal pour la restauration d’une autorité perdue et d’un ordre moral profondément inégalitaire et répressif. Tourné vers le patriotisme et la préférence nationale, l’ordre que défendent les projets scolaires propres aux extrêmes-droites est aussi un ordre sexuel, réactivant les principes de domination du patriarcat, l’essentialisme de genre,
l’hétéro-normativité et une profonde inégalité « naturelle » entre les garçons et les filles.

L’actualité de la question du genre à l’école et plus loin, de l’éducation à la sexualité, est « brûlante », en un sens dramatique et inquiétant. Rapport d’inspection sur le lycée Stanislas, désaveu par les autorités politiques de la CIIVISE1, réactions violentes à la loi EVRAS2 en Belgique, rumeurs et panique morale autour des ABCD de l’égalité3, campagnes de calomnie de Parents Vigilants… des faits nombreux et récurrents donnent un aperçu de l’organisation de l’offensive fasciste pour (r)établir un ordre sexuel fantasmé. Ces faits nous obligent à prendre au sérieux la vision fasciste de la vocation naturelle des femmes et des hommes, ainsi que la référence à une sexualité naturalisée chargée de violence. À nous de nous interroger sur les armes d’une école émancipatrice porteuse d’égalité face à l’ampleur de la menace.

L’école pensée par la IIIème République est elle-même pleine d’ambiguïtés : d’un côté, elle défend un projet d’émancipation pour tous et la transmission de l’héritage révolutionnaire destiné à former des générations de citoyens. Pour rappeler cela, nul besoin d’utiliser l’écriture inclusive, car dans le même temps, l’école de Jules Ferry se déploie dans une visée conservatrice de l’ordre social institué, et en particulier, d’un ordre patriarcal. Ainsi, « Les Instructions officielles du 27 juillet 1882 se proposent de « faire acquérir aux jeunes filles les qualités sérieuses de la femme de ménage ». Quant à Camille Sée, le promoteur de la loi instituant l’enseignement secondaire public féminin votée en décembre 1880, il affirme que « ce n’est pas un préjugé, c’est la nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de la famille. Il est de leur intérêt, du nôtre (sic), de l’intérêt de la société tout entière, qu’elles demeurent au foyer domestique. Les écoles qu’il s’agit de fonder ont pour but, non de les arracher à leur vocation naturelle, mais de les rendre plus capables de remplir les devoirs d’épouse, de mère et de maîtresse de maison. 4»

Dès la fin du XIXème siècle, le projet politique de l’école est pris dans une tension entre les valeurs émancipatrices de ses fondateurs révolutionnaires et le conservatisme essentialiste appuyé sur les inégalités de genre, de classe et de race. De cette tension émergent des fils qui se tissent et se nouent jusqu’à aujourd’hui, opposant des visions différentes, voire opposées de l’école : émancipatrice ou autoritaire, porteuse d’égalité ou (re)productrice d’un ordre social inégalitaire.

La nature éminemment politique de toute vision de l’école se trouve souvent masquée par une forme de protestation d’innocence, qui revendique la « neutralité » de l’école, comme si c’était la condition d’une transmission des savoirs et d’une justice scolaire impartiale. Dans le débat public, le recours à la neutralité est fréquemment utilisé par les promoteurs d’une école partiale, discriminatrice, orientée sur la préférence nationale et sur la préférence masculine. Cette conception fasciste de l’école se prétend « neutre » au sens où elle serait tout simplement inscrite dans un ordre naturel, au diapason de lois immuables et nécessaires. À l’inverse, les partisan·e·s d’une école dont l’existence en tant qu’institution ne peut être justifiée que par sa capacité émancipatrice et transformatrice de la société vers un idéal de justice et d’égalité, celleux-là sont taxé·e·s d’idéologues. La recette est éculée, qui consiste à dépeindre les progressistes comme de dangereux ennemis du bien public par celleux qui défendent un intérêt de caste profondément genré.

En creux, la conception réactionnaire de l’école bascule les questions de genre, ainsi que toutes les questions sociales autour desquelles se joue le projet émancipateur, dans la sphère du privé. Ainsi, ce ne serait pas aux instituteur·rice·s ni aux professeur·e·s de prendre en charge l’éducation affective et sexuelle, ni à l’école de se prononcer sur les relations entre genres en adoptant, par exemple, la mixité, en déculpabilisant l’homosexualité ou en se donnant les moyens de repérer les violences sexuelles sur les mineur-e-s, mais à l’institution traditionnelle de la famille. Cette privatisation de tous les lieux et les liens émancipateurs, dans lesquels les êtres sont susceptibles de s’organiser de façon démocratique et devenir autonomes, échafaude une concurrence entre les professeur·e·s et les parents, bien décidés à rester « vigilants ».

Le fait que l’école puisse effectivement jouer à plein son rôle émancipateur suscite un effroi légitime chez les privilégiés, les établis qui détiennent des éléments de pouvoir, réels ou fantasmés. La possibilité d’un ordre plus égalitaire, signifiant l’abolition des privilèges de certains, ne pouvait et ne peut que continuer de paraître effrayante à ceux qui s’accrochent à ces privilèges ou espèrent les restaurer. Il n’est que de rappeler la violence de la campagne fasciste de Drumont envers le pédagogue libertaire Paul Robin, critique de l’autoritarisme, artisan de la mixité scolaire. Dans son école de Cempuis, il expérimente dès 1880 la « coéducation des sexes », ce qui lui vaut l’invective récurrente de La Libre Parole, qui considère l’école mixte comme un « système pornographique 5».

Sur l’ordre sexuel, les affinités entre le conservatisme républicain et la pensée fasciste sont fortes. Le fascisme, entendu comme idéologie fusionnant un nationalisme organique et une révolte anti-rationaliste, rejoint l’esprit conservateur qui milite pour la préservation/restauration de l’ordre patriarcal colonial (Jules Ferry en est à nouveau la parfaite illustration). Qu’est-ce qui, dans la pensée fasciste, rend si centrale la question de l’ordre sexuel, suscitant des réactions parfois très violentes ?

Pour le saisir, il faut analyser l’imaginaire sexuel fasciste. La peur du grand remplacement, favorisé par un grand endoctrinement à l’école, est une constante des mouvances fascistes, toujours endogames : une panique sexuelle. Le travail du psychologue Wilhelm Reich6 a pris à bras-le-corps cette question : à l’apogée du nazisme allemand, il s’est demandé pourquoi les masses paupérisées, touchées par la crise économique, s’étaient tournées vers l’extrême-droite nationaliste, s’étaient si massivement enrôlées dans le fascisme, au mépris de leurs propres intérêts. Comment un mouvement qui défend explicitement (parfois avec une certaine duplicité, il est vrai) des intérêts de classe (en gros, de la bourgeoisie), a-t-il pu rallier tant de personnes de toutes catégories ?

Le travail de Reich permet d’éclairer cette contradiction en intégrant aux analyses sociologiques les données sexuelles. Et ces données font état d’une sexualité largement réprimée dans les milieux en question, en particulier chrétiens, refoulée par les individus. La répression sexuelle a participé à la mise en place d’un patriarcat très autoritaire, employant la religion chrétienne à des fins répressives. Cet ordre patriarcal a été essentiellement institué au sein de la famille autoritaire.

Ainsi, pendant toute la première moitié du XXème siècle, les projets d’éducation sexuelle étaient ouvertement sexistes, dirigés par des soucis natalistes et eugénistes, puisqu’il s’agissait de prévenir une dégénérescence de la race en apprenant aux filles à devenir de bonnes mères et aux garçons à éviter les maladies vénériennes. Même sous cette forme, de tels projets furent rejetés par les associations de familles d’extrême-droite qui considéraient, avec des mots qui rappellent les paniques morales actuelles, qu’il s’agissait d’un enseignement pornographique et que l’éducation sexuelle était la prérogative des familles, et non de l’institution scolaire. Cette demande de neutralité, voire de silence total, ne venait pas tant d’un refus de l’éducation sexuelle, vue comme un moyen d’imposer une vision de la famille conservatrice, que de la crainte de voir cette éducation entre les mains
d’instituteur·ices qui pourraient promouvoir d’autres visions de la famille et des rapports de genre.

Ce n’est qu’en 1973 avec la circulaire Fontanet, arrachée grâce aux luttes d’enseignant·es comme la professeure de philosophie Nicole Mercier, d’élèves et de syndicats, qu’une éducation sexuelle (et non simplement de l’« information sexuelle ») réellement émancipatrice est entrée – certes avec beaucoup d’hésitations et de précautions oratoires – dans les programmes scolaires. Comme le faisait alors remarquer l’association des professeurs de biologie, il s’agissait de ne plus réduire le sexuel au génital, en étudiant que les fonctions biologiques de la procréation, mais d’intégrer ces connaissances à une étude des différentes pratiques sentimentales et sexuelles
(contraception, plaisir, relation à autrui, égalité entre hommes et femmes) pour protéger les élèves contre des attitudes irresponsables vis-à-vis des autres et de soi-même7.

On pourrait ainsi croire que le triomphe du libéralisme et la révolution de Mai 68, trauma des réactionnaires de tous poils, a sonné le glas de cette politique sexuelle autoritaire. Mais il n’en est rien et elle perdure, nourrie par l’angoisse sexuelle et les inhibitions de ceux qui ne sont pas triomphants sur le marché sexuel néolibéral. La réaction politique, au sens réactionnaire, émane de la tension produite entre l’angoisse sexuelle et le désir d’une liberté sexuelle puissamment refoulée, censurée, déplacée sur les autres : les corps immigrés, les Noirs et les Arabes, dépeints comme autant de prédateurs sexuels, ainsi que les femmes « libérées »… L’homme réactionnaire éprouve une profonde insécurité sexuelle, alimentée par des situations de défaites militaires, de vulnérabilité et par
la peur, qui lui fait craindre d’être remplacé par d’autres hommes sexuellement plus performants ou par des femmes. Il lui reste l’institution de la famille pour affirmer sa puissance sexuelle et sa virilité en tant que géniteur, par le biais de la reproduction.

Cette panique sexuelle s’exprime explicitement dans les discours de bien des hommes politiques d’extrême-droite : « Le besoin des hommes de dominer – au moins formellement – pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d’admirer pour se donner sans honte 8» prétend Eric Zemmour. Elle a pour effet d’engendrer un revers sadique, qui vise à renforcer la répression sexuelle en la déplaçant sur l’objet du désir frustré : la femme. Ce sadisme s’affirme dans la légitimation d’une sexualité naturelle qui soumet la femme à la violence masculine9 et tolère avec bonhomie les violences sexuelles faites aux femmes (voir la tribune initiée par l’éditorialiste de Causeur apportant son soutien à l’acteur Depardieu dans le contexte de sa mise en examen pour viol).

Le contexte actuel nous contraint à nous ressouvenir de 1934 et mérite un bref état des lieux des mobilisations fascistes, notamment sur la mission attribuée à l’école d’être l’instrument de la politique sexuelle fasciste.

Une telle politique se donne à lire dans le rapport des inspecteurs de l’Éducation Nationale sur le Collège-Lycée Stanislas, pointant le non-respect des programmes de SVT et d’éducation sexuelle et affective. Les pratiques et discours sexistes, homophobes et autoritaires de cet établissement privé catholique concordent avec l’esprit réactionnaire des familles qui inscrivent leurs enfants dans cette institution. Cet exemple illustre le danger de reléguer l’éducation sexuelle et affective dans la sphère privée et la nécessité de l’établir dans l’école publique pour protéger les enfants, leur santé, leur avenir comme le préconise le rapport de la CIIVISE. « Préconisation 80 : Assurer la mise en œuvre effective à l’école des séances d’éducation à la vie sexuelle et affective et garantir un contenu d’information adapté au développement des enfants selon les stades d’âge. 10»

Dans le livret de formation à destination de tous les professionnels qui ont la charge des enfants, la commission de la CIIVISE mentionne11 le besoin de sécurité comme un méta-besoin conditionnant la satisfaction de tous les autres : « Il inclut les besoins physiologiques et de santé (être nourri, vêtu, logé, soigné, dormir selon des rythmes réguliers), le besoin de protection contre toute forme de violence, de négligence ou de danger et le besoin primordial de sécurité affective et relationnelle (bénéficier d’une figure de sécurité qui prend soin de lui de façon adaptée, continue et cohérente)».

Or, ce besoin n’est pas toujours respecté dans les familles. Toutes les enquêtes sur les violences sexuelles et incestueuses établissent que 95,2 % des agresseurs sont des hommes et que dans la plupart des cas, ils font partie de la famille ou de l’entourage proche. Le rapport de la CIIVISE porte au public une réalité douloureuse et difficile à admettre : la famille est un lieu où la domination masculine et les violences sexuelles incestueuses se sont exercées pendant des siècles et continuent de s’exercer sur les femmes, ainsi que les mineur-es de moins de 18 ans. Ces dernièr.es situé.e.s dans un rapportd’asymétrie vis-à-vis des adultes, sont les victimes privilégiées de ceux qui continuent à se prendre pour des chefs de famille.

C’est cet ordre sexuel-là, constitué de domination patriarcale, d’inégalités de genre, de violences sexuelles, d’hétéronormativité homophobe et transphobe, que défendent les nouvelles ligues fascistes reconstituées au XXIème siècle, à travers les groupes de pression des Parents Vigilants, des Mamans Louves, des groupes identitaires ou nationaux-révolutionnaires, jusqu’aux projets des partis politiques d’extrême-droite. C’est contre cet ordre sexuel fasciste que la CAALAP défend une école éclairée et égalitaire, porteuse d’une éducation sexuelle et affective émancipatrice.

  1. Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, installée en mars 2021 en France ↩︎
  2. Éducation à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle, mise en place dans les régions francophones de Belgique
    depuis 2013. ↩︎
  3. Les ABCD de l’égalité étaient un programme d’enseignement luttant contre les stéréotypes de genre et le sexisme expérimenté à partir de 2013 en classes maternelles et élémentaires. ↩︎
  4. Grégory Chambat, Quand l’extrême-droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale, Editions du Croquant, 2023, p.20. ↩︎
  5. Cité par Grégory Chambat, op. cit. , p.23. ↩︎
  6. Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, [1933], tr. fr. Pierre Kamnitzer, Payot, 1972. ↩︎
  7. Voir Claude Lelièvre et Francis Lec, L’école, les profs et la sexualité, Odile Jacob, 2005, chapitre 6. Les difficultés qui persistent aujourd’hui pour organiser les deux heures d’éducation à la sexualité obligatoires à chaque niveau montrent que, dans les faits, cet objectif d’une éducation sexuelle émancipatrice est loin d’être atteint. ↩︎
  8. Eric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albien Michel, 2014, p. 33. ↩︎
  9. « Tout au long des siècles et dans toutes les civilisations, les femmes ont essayé d’espacer les naissances, sans trop lésiner sur les moyens ; mais ce prosaïsme malthusianiste et ce réflexe de survie n’ont jamais empêché les hommes de leur arracher « le fruit de leurs entrailles », pour l’offrir à Dieu, à la tribu, au peuple, à la nation, à la classe ouvrière. » Eric Zemmour, op. cit., p.137-138. ↩︎
  10. p. 32 rapport de synthèse, violences sexuelles faites aux enfants, « on vous croit ». ↩︎
  11. p.23, violences sexuelles faites aux enfants, Repérer et signaler. ↩︎