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Savant·es et politiques contre l’ « islamogauchisme »

Cette fiche synthétise un article en deux parties de la maîtresse de conférence Christelle Rabier paru dans la revue Mouvements. Elle a pour objectif d’identifier les mouvements de droite et d’extrême-droite (et leurs stratégies rhétoriques) qui, en accusant certain·es chercheur·euses d’ « islamogauchisme » mettent en danger leurs libertés académiques, leur carrière et leur sécurité personnelle. Les noms, notions et acronymes suivis d’un astérisque sont définis dans le lexique à la fin de la fiche.

Christelle Rabier est maîtresse de conférence à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS*), spécialisée en histoire et sociologie des sciences dans une perspective féministe et anticoloniale. Le 26 novembre 2020 elle est accusée d’« islamo-gauchisme » et de « cancel culture* » dans un tweet du député LR Julien Aubert, qui avait demandé la veille à l’Assemblée Nationale la création d’une mission d’information « sur les dérives idéologiques dans les milieux universitaires ». Les deux articles écrits par C. Rabier visent à reconstituer le réseau politique et universitaire qui mène cette offensive, depuis 2018, contre la recherche académique et à identifier les racines de son argumentation dans une certaine tradition intellectuelle et nationaliste française.

I. Cartographie sociale de la chasse aux sorcières « islamogauchistes » depuis 2018, véritable offensive politique

Les accusations d’islamogauchisme* à l’Université ont pris de l’ampleur en 2020, quand le président Emmanuel Macron a jugé que le monde universitaire était coupable d’avoir « encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon ». Ce jugement, inspiré du discours de Marion-Maréchal Le Pen, a été suivi d’une dénonciation d’un « islamogauchisme dans les universités » par le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer et de l’annonce d’une enquête sur « l’islamogauchisme à l’université » en 2021 par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Plusieurs parlementaires de droite, dont Julien Aubert et Damien Abad ont applaudi cette initiative.

À cet ensemble de personnalités politiques s’est jointe une poignée d’universitaires partageant les mêmes idées et parfois les mêmes réseaux, se réclamant des « valeurs de la République » . Tous·tes déclarent lutter contre la prétendue « idéologie » qui aurait cours dans les sciences sociales françaises. Par exemple l’association « Vigilance Universités » sert notamment de réservoir à signatures pour des tribunes et compte parmi ses membres les plus actifs·ves Gilles Denis, Isabelle Barbéris, Véronique Taquin, Yana Grinshpun et Vincent Tournier. De même l’association « Qualité de la Science Française » (QSF) regroupe essentiellement des juristes, des mathématicien·nes et des philosophes sur une ligne conservatrice et élitiste. Parmi ses membres, on trouve Olivier Beaud, professeur de droit public ayant co-dirigé un ouvrage avec J.-M. Blanquer, et Wiktor Stoczkowki (EHESS) qui n’hésita pas à faire porter la responsabilité des attentats terroristes à certains travaux universitaires lors d’un colloque organisé par QSF le 1er février 2020. Également « L’observatoire du décolonialisme* », renommé aujourd’hui « Observatoire des idéologies identitaires » se donne pour mission de défendre la langue, la laïcité et l’école. Les principaux moyens d’action de ces groupes sont les tribunes, les pétitions et les blogs. À partir de novembre 2018, les pétitions et tribunes se succèdent dans Le Point, L’Express, Le Monde. Ces différents « manifestes » sont signés en grande majorité par des universitaires retraité·es, dont certains sont proches du Printemps Républicain, comme Laurent Bouvet, ou du Comité Laïcité République.

La directrice de recherche au CNRS, retraitée depuis 2019, Natalie Heinich, fait la jonction entre ces différents groupes. Elle a rédigé plusieurs tribunes et considère que toute recherche qui ne respecte pas ce qu’elle nomme la « neutralité axiologique* » ne peut être scientifique et représente une attaque contre la liberté académique.

Une offensive contre les travaux universitaires se réclamant du féminisme, des études coloniales ou post-coloniales, ou de toute forme d’étude critique et militante, a donc été menée conjointement par certains personnages politiques et universitaires les 7 et 8 janvier 2022 lors d’un colloque intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Aucun·e organisateur·ice et intervenant·e n’était spécialiste de l’étude des sciences ni de l’histoire universitaire et ce colloque n’était soutenu par aucun institut, laboratoire ou unité de recherche. L’association qui l’a organisé, le « Collège de philosophie » (à ne pas confondre avec le « Collège international de philosophie ») est une association loi 1901 sans légitimité scientifique qui se concentre presque exclusivement à dénoncer l’islamisme sous toutes ses formes. Le colloque s’est tenu à la Sorbonne et a accueilli le ministre de l’Education J.-M. Blanquer : ce colloque n’avait donc pas de caution scientifique et s’apparentait plutôt à une manœuvre politique.

Lors de ce colloque, la sociologue émérite Dominique Schnapper, ancienne directrice d’études à l’EHESS qui a connu, après sa carrière académique, une carrière politique la menant notamment au Conseil Constitutionnel, a pris la parole pour dénoncer une « culture woke* » jamais définie qui donnerait lieu à des travaux sans rigueur menaçant la rationalité des sciences humaines. Thierry Coulon, le président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres*), un organisme censé être une autorité publique indépendante, a proclamé que l’Hcéres aurait à faire la distinction entre « discours universitaire » et « discours militant ». Mais ces missions ne sont pas celles de l’organisme qu’il préside. C’est pourtant à l’Hcéres que les partisan·es de cette offensive voudraient confier la mission d’enquêter sur contre « l’islamogauchisme à l’Université ». Cette mission n’aurait donc aucune authentique indépendance puisque Thierry Coulhon est l’ancien conseiller présidentiel à l’Enseignement supérieur et à la recherche.

On a assisté, depuis 2018, à une séquence de chasse aux sorcières maccarthyste qui s’est déroulée en trois volets : d’abord médiatique, avec les différentes tribunes et manifestes publiés dans de grands médias publics, puis administratif, avec le remplacement de l’Observatoire de la laïcité par un comité interministériel en juin 2021, et enfin politique, avec la loi « confortant le respect des principes de la République » en août 2021. Sous couvert de défendre la « neutralité axiologique » de la recherche, les universitaires qui se sont engagé·es dans cette offensive, en utilisant le mot-valise « islamogauchisme », ont porté gravement atteinte aux libertés académiques et pédagogiques de leurs collègues, voire parfois à leur carrière et à leur sécurité.

II. La « neutralité axiologique » : une notion mal traduite au service du nationalisme scientifique français.

C’est cette notion de « neutralité axiologique » qu’étudie C. Rabier dans son deuxième article, sous-titré « le fantôme de Raymond Aron* ». Elle trouve son origine dans un texte du sociologue allemand Max Weber* qui parlait, dans une conférence de novembre 1917, intitulée « la Science comme profession », de « werturteilsfreie Wissenchaft ». C’est cette expression, qui fut traduite en 1959 par le philosophe et sociologue Julien Freund par la notion de « neutralité axiologique ». D’après celui-ci, cette traduction lui aurait été suggéré par le politologue et historien Raymond Aron, grand lecteur des sociologues allemands dès les années 1930.

Or, ni Weber ni Aron n’ont soutenu que la science devait ou pouvait être dénuée de tout jugement de valeur. Les travaux et traductions récentes de l’œuvre de Weber par Catherine Colliot-Thélène et d’Isabelle Kalinowski ont pourtant montré que pour celui-ci les scientifiques n’ont aucunement à être neutres. De plus, la fameuse « neutralité axiologique » ne s’applique pour Weber qu’à la situation du cours magistral, dans lequel l’étudiant est privé de parole et du droit à la contradiction. Aron considérait lui aussi pour sa part que toute science « politique au moins implicitement » reposait sur des distinctions de valeurs.

Mais alors pourquoi les universitaires engagé·es dans la chasse aux sorcières contre « l’islamogauchisme » se réclament des concepts de Weber et Aron pour disqualifier toute recherche identifiée comme critique ou militante ? Par stratégie rhétorique.

Aron, fin lecteur de Weber, a utilisé le concept de « neutralité axiologique » et la référence à Weber comme « un marqueur politique », c’est-à-dire un texte que l’on cite sans le lire parce qu’il permet de défendre une communauté dans une polémique scientifique. Ce concept lui servit à critiquer les chercheur·euses engagé·es à gauche et continue aujourd’hui à servir le même rôle de disqualification contre les travaux féministes et/ou antiracistes.

Pourtant, les pratiques de D. Schnapper ou de N. Heinich se réclamant de la « neutralité » n’ont rien de neutre : elles consistent à faire usage d’intimidation, notamment sur les listes de diffusion, à fabriquer des réputations diffamantes à leurs collègues et à leur refuser des financements ou des protections fonctionnelles.

Ces pratiques trouvent leur origine dans l’histoire coloniale française. Aron lui-même s’interrogeait sur la violence légitime pendant la guerre d’Algérie. Les acteur·ices de la chasse aux sorcières « islamogauchistes » semblent ainsi reprendre à leur compte le projet peint au plafond de l’amphithéâtre Liard qui montre une allégorie de l’Histoire tenant entre ses mains une stèle où est gravé Gesta Dei per Francos (« l’action de Dieu passe par les Francs »), qui montre les liens entre un le nationalisme scientifique de la fin du xixe siècle et l’expansion coloniale française.

Une telle préférence pour une conception dépassée de l’histoire et de la science ne viendrait-elle pas d’une insuffisance de la formation universitaire à l’épistémologie et à l’histoire des sciences ?

  1. Lexique

Aron, Raymond (1905-1983) : philosophe, sociologue, politologue et historien français. Résistant, il enseigna après la guerre à l’Institut d’Études Politiques de Paris et à l’EHESS. Il se désolidarisa rapidement de la gauche pacifiste pour se rapprocher de positions libérales et atlantistes. Journaliste, il écrivait dans le Figaro et la revue qu’il avait fondée, Commentaire.

Cancel culture : expression polémique pour désigner toute pratique visant à ostraciser des personnes ou des groupes présents ou passés. Cette expression est souvent utilisée par les mouvements conservateurs pour délégitimer toute critique historique ou féministe de figures ou d’institutions importantes. L’accusation peut aussi renversée lorsque ces mêmes mouvements conservateurs demandent la censure de certains livres ou travaux de recherche qui ne correspondent pas à leur ligne politique.

Culture woke : expression floue et polémique qui trouve son origine dans un terme anglo-américain désignant le fait d’être conscient (« éveillé ») des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale. Cette expression est surtout utilisée, en France, pour disqualifier les recherches féministes et/ou antiracistes (ou toute idée progressiste) comme une forme de militantisme importée des États-Unis qui irait à l’encontre des « valeurs de la République ».

Décolonialisme : les études coloniales, post-coloniales et décoloniales regroupent les différentes recherches scientifiques critiques sur l’héritage culturel des colonisations occidentales, qui regroupent. Le terme de « décolonialisme » employé par « l’Observatoire du décolonialisme » vise à disqualifier ces recherches comme n’ayant aucune rigueur scientifique.

EHESS : l’École des Hautes Études en Sciences Sociales est un établissement public fondé en 1947 qui forme et accueille des chercheurs·euses dans différentes sciences humaines et sociales.

Hcéres : autorité publique indépendante, qui n’est donc pas censée relever de l’autorité du gouvernement, et qui est chargée d’évaluer les établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Son actuel président, Thierry Coulhon a été nommé en juillet 2020 après avoir participé à la sélection qui a conduit au rejet de cinq autres candidats.

Islamogauchisme : mot-valise qui s’écrit parfois « islamo-gauchisme ». Expression polémique, rarement définie, dont la structure ressemble à l’accusation de « judéobolchévisme » qui avait cours dans les années 1930 et qui a permis aux mouvements conservateurs français de créer une panique morale autour d’une hypothétique collusion entre certains mouvements progressistes et l’islamisme radical.

Neutralité axiologique : traduction des expressions allemandes du sociologue Weber « werturteilsfreie Wissenschaft » et « Wertfreiheit ». On lui préfère aujourd’hui les traductions « abstinence axiologique » (C. Coliot-Thélène) ou « non-imposition de valeur » (I. Kalinowski). Cette mauvaise traduction a donné lieu à l’élaboration d’un concept polémique utilisé par les courants de pensée conservateurs pour disqualifier tout travail scientifique qui serait critique ou militant, alors que pour Weber ces expressions ne désignent que l’attitude que doit adopter le ou la professeur·e lors d’un cours magistral, et non une séparation entre ce qui relève de la science et ce qui relève du jugement de valeurs.

Protection fonctionnelle : désigne les mesures de protection et d’assistance dues par l’administration à son agent afin de le protéger et de l’assister contre les attaques dont il fait l’objet dans le cadre de ses fonctions ou en raison de ses fonctions.

Weber, Max (1864-1920) : sociologue et économiste allemand, considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie moderne. Parmi ses nombreux travaux, il a analysé l’origine du capitalisme, les différentes religions, les systèmes bureaucratiques, les différentes formes d’autorité, les processus de rationalisation. Il s’est aussi engagé politiquement, notamment en participant à la rédaction de la Constitution de la République de Weimar à la fin de sa vie.