A l’occasion du 90ème anniversaire de la tentative de renversement de la république par l’extrême droite le 6 février 1934
A l’heure des 90 ans de la manifestation des ligues fascistes du 6 février 1934, le projet fasciste continue de lorgner vers l’école. L’accent mis par un certain nombre de politiques français sur la « bataille culturelle » (Eric Zemmour), la « métapolitique » (Marion Marechal) ou les « victoires idéologiques » (Marine Le Pen) font de l’école le terrain idéal pour la restauration d’une autorité perdue et d’un ordre moral profondément inégalitaire et répressif. Tourné vers le patriotisme et la préférence nationale, l’ordre que défendent les projets scolaires propres aux extrêmes-droites est aussi un ordre sexuel, réactivant les principes de domination du patriarcat, l’essentialisme de genre,
l’hétéro-normativité et une profonde inégalité « naturelle » entre les garçons et les filles.
L’actualité de la question du genre à l’école et plus loin, de l’éducation à la sexualité, est « brûlante », en un sens dramatique et inquiétant. Rapport d’inspection sur le lycée Stanislas, désaveu par les autorités politiques de la CIIVISE1, réactions violentes à la loi EVRAS2 en Belgique, rumeurs et panique morale autour des ABCD de l’égalité3, campagnes de calomnie de Parents Vigilants… des faits nombreux et récurrents donnent un aperçu de l’organisation de l’offensive fasciste pour (r)établir un ordre sexuel fantasmé. Ces faits nous obligent à prendre au sérieux la vision fasciste de la vocation naturelle des femmes et des hommes, ainsi que la référence à une sexualité naturalisée chargée de violence. À nous de nous interroger sur les armes d’une école émancipatrice porteuse d’égalité face à l’ampleur de la menace.
L’école pensée par la IIIème République est elle-même pleine d’ambiguïtés : d’un côté, elle défend un projet d’émancipation pour tous et la transmission de l’héritage révolutionnaire destiné à former des générations de citoyens. Pour rappeler cela, nul besoin d’utiliser l’écriture inclusive, car dans le même temps, l’école de Jules Ferry se déploie dans une visée conservatrice de l’ordre social institué, et en particulier, d’un ordre patriarcal. Ainsi, « Les Instructions officielles du 27 juillet 1882 se proposent de « faire acquérir aux jeunes filles les qualités sérieuses de la femme de ménage ». Quant à Camille Sée, le promoteur de la loi instituant l’enseignement secondaire public féminin votée en décembre 1880, il affirme que « ce n’est pas un préjugé, c’est la nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de la famille. Il est de leur intérêt, du nôtre (sic), de l’intérêt de la société tout entière, qu’elles demeurent au foyer domestique. Les écoles qu’il s’agit de fonder ont pour but, non de les arracher à leur vocation naturelle, mais de les rendre plus capables de remplir les devoirs d’épouse, de mère et de maîtresse de maison. 4»
Dès la fin du XIXème siècle, le projet politique de l’école est pris dans une tension entre les valeurs émancipatrices de ses fondateurs révolutionnaires et le conservatisme essentialiste appuyé sur les inégalités de genre, de classe et de race. De cette tension émergent des fils qui se tissent et se nouent jusqu’à aujourd’hui, opposant des visions différentes, voire opposées de l’école : émancipatrice ou autoritaire, porteuse d’égalité ou (re)productrice d’un ordre social inégalitaire.
La nature éminemment politique de toute vision de l’école se trouve souvent masquée par une forme de protestation d’innocence, qui revendique la « neutralité » de l’école, comme si c’était la condition d’une transmission des savoirs et d’une justice scolaire impartiale. Dans le débat public, le recours à la neutralité est fréquemment utilisé par les promoteurs d’une école partiale, discriminatrice, orientée sur la préférence nationale et sur la préférence masculine. Cette conception fasciste de l’école se prétend « neutre » au sens où elle serait tout simplement inscrite dans un ordre naturel, au diapason de lois immuables et nécessaires. À l’inverse, les partisan·e·s d’une école dont l’existence en tant qu’institution ne peut être justifiée que par sa capacité émancipatrice et transformatrice de la société vers un idéal de justice et d’égalité, celleux-là sont taxé·e·s d’idéologues. La recette est éculée, qui consiste à dépeindre les progressistes comme de dangereux ennemis du bien public par celleux qui défendent un intérêt de caste profondément genré.
En creux, la conception réactionnaire de l’école bascule les questions de genre, ainsi que toutes les questions sociales autour desquelles se joue le projet émancipateur, dans la sphère du privé. Ainsi, ce ne serait pas aux instituteur·rice·s ni aux professeur·e·s de prendre en charge l’éducation affective et sexuelle, ni à l’école de se prononcer sur les relations entre genres en adoptant, par exemple, la mixité, en déculpabilisant l’homosexualité ou en se donnant les moyens de repérer les violences sexuelles sur les mineur-e-s, mais à l’institution traditionnelle de la famille. Cette privatisation de tous les lieux et les liens émancipateurs, dans lesquels les êtres sont susceptibles de s’organiser de façon démocratique et devenir autonomes, échafaude une concurrence entre les professeur·e·s et les parents, bien décidés à rester « vigilants ».
Le fait que l’école puisse effectivement jouer à plein son rôle émancipateur suscite un effroi légitime chez les privilégiés, les établis qui détiennent des éléments de pouvoir, réels ou fantasmés. La possibilité d’un ordre plus égalitaire, signifiant l’abolition des privilèges de certains, ne pouvait et ne peut que continuer de paraître effrayante à ceux qui s’accrochent à ces privilèges ou espèrent les restaurer. Il n’est que de rappeler la violence de la campagne fasciste de Drumont envers le pédagogue libertaire Paul Robin, critique de l’autoritarisme, artisan de la mixité scolaire. Dans son école de Cempuis, il expérimente dès 1880 la « coéducation des sexes », ce qui lui vaut l’invective récurrente de La Libre Parole, qui considère l’école mixte comme un « système pornographique 5».
Sur l’ordre sexuel, les affinités entre le conservatisme républicain et la pensée fasciste sont fortes. Le fascisme, entendu comme idéologie fusionnant un nationalisme organique et une révolte anti-rationaliste, rejoint l’esprit conservateur qui milite pour la préservation/restauration de l’ordre patriarcal colonial (Jules Ferry en est à nouveau la parfaite illustration). Qu’est-ce qui, dans la pensée fasciste, rend si centrale la question de l’ordre sexuel, suscitant des réactions parfois très violentes ?
Pour le saisir, il faut analyser l’imaginaire sexuel fasciste. La peur du grand remplacement, favorisé par un grand endoctrinement à l’école, est une constante des mouvances fascistes, toujours endogames : une panique sexuelle. Le travail du psychologue Wilhelm Reich6 a pris à bras-le-corps cette question : à l’apogée du nazisme allemand, il s’est demandé pourquoi les masses paupérisées, touchées par la crise économique, s’étaient tournées vers l’extrême-droite nationaliste, s’étaient si massivement enrôlées dans le fascisme, au mépris de leurs propres intérêts. Comment un mouvement qui défend explicitement (parfois avec une certaine duplicité, il est vrai) des intérêts de classe (en gros, de la bourgeoisie), a-t-il pu rallier tant de personnes de toutes catégories ?
Le travail de Reich permet d’éclairer cette contradiction en intégrant aux analyses sociologiques les données sexuelles. Et ces données font état d’une sexualité largement réprimée dans les milieux en question, en particulier chrétiens, refoulée par les individus. La répression sexuelle a participé à la mise en place d’un patriarcat très autoritaire, employant la religion chrétienne à des fins répressives. Cet ordre patriarcal a été essentiellement institué au sein de la famille autoritaire.
Ainsi, pendant toute la première moitié du XXème siècle, les projets d’éducation sexuelle étaient ouvertement sexistes, dirigés par des soucis natalistes et eugénistes, puisqu’il s’agissait de prévenir une dégénérescence de la race en apprenant aux filles à devenir de bonnes mères et aux garçons à éviter les maladies vénériennes. Même sous cette forme, de tels projets furent rejetés par les associations de familles d’extrême-droite qui considéraient, avec des mots qui rappellent les paniques morales actuelles, qu’il s’agissait d’un enseignement pornographique et que l’éducation sexuelle était la prérogative des familles, et non de l’institution scolaire. Cette demande de neutralité, voire de silence total, ne venait pas tant d’un refus de l’éducation sexuelle, vue comme un moyen d’imposer une vision de la famille conservatrice, que de la crainte de voir cette éducation entre les mains
d’instituteur·ices qui pourraient promouvoir d’autres visions de la famille et des rapports de genre.
Ce n’est qu’en 1973 avec la circulaire Fontanet, arrachée grâce aux luttes d’enseignant·es comme la professeure de philosophie Nicole Mercier, d’élèves et de syndicats, qu’une éducation sexuelle (et non simplement de l’« information sexuelle ») réellement émancipatrice est entrée – certes avec beaucoup d’hésitations et de précautions oratoires – dans les programmes scolaires. Comme le faisait alors remarquer l’association des professeurs de biologie, il s’agissait de ne plus réduire le sexuel au génital, en étudiant que les fonctions biologiques de la procréation, mais d’intégrer ces connaissances à une étude des différentes pratiques sentimentales et sexuelles
(contraception, plaisir, relation à autrui, égalité entre hommes et femmes) pour protéger les élèves contre des attitudes irresponsables vis-à-vis des autres et de soi-même7.
On pourrait ainsi croire que le triomphe du libéralisme et la révolution de Mai 68, trauma des réactionnaires de tous poils, a sonné le glas de cette politique sexuelle autoritaire. Mais il n’en est rien et elle perdure, nourrie par l’angoisse sexuelle et les inhibitions de ceux qui ne sont pas triomphants sur le marché sexuel néolibéral. La réaction politique, au sens réactionnaire, émane de la tension produite entre l’angoisse sexuelle et le désir d’une liberté sexuelle puissamment refoulée, censurée, déplacée sur les autres : les corps immigrés, les Noirs et les Arabes, dépeints comme autant de prédateurs sexuels, ainsi que les femmes « libérées »… L’homme réactionnaire éprouve une profonde insécurité sexuelle, alimentée par des situations de défaites militaires, de vulnérabilité et par
la peur, qui lui fait craindre d’être remplacé par d’autres hommes sexuellement plus performants ou par des femmes. Il lui reste l’institution de la famille pour affirmer sa puissance sexuelle et sa virilité en tant que géniteur, par le biais de la reproduction.
Cette panique sexuelle s’exprime explicitement dans les discours de bien des hommes politiques d’extrême-droite : « Le besoin des hommes de dominer – au moins formellement – pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d’admirer pour se donner sans honte 8» prétend Eric Zemmour. Elle a pour effet d’engendrer un revers sadique, qui vise à renforcer la répression sexuelle en la déplaçant sur l’objet du désir frustré : la femme. Ce sadisme s’affirme dans la légitimation d’une sexualité naturelle qui soumet la femme à la violence masculine9 et tolère avec bonhomie les violences sexuelles faites aux femmes (voir la tribune initiée par l’éditorialiste de Causeur apportant son soutien à l’acteur Depardieu dans le contexte de sa mise en examen pour viol).
Le contexte actuel nous contraint à nous ressouvenir de 1934 et mérite un bref état des lieux des mobilisations fascistes, notamment sur la mission attribuée à l’école d’être l’instrument de la politique sexuelle fasciste.
Une telle politique se donne à lire dans le rapport des inspecteurs de l’Éducation Nationale sur le Collège-Lycée Stanislas, pointant le non-respect des programmes de SVT et d’éducation sexuelle et affective. Les pratiques et discours sexistes, homophobes et autoritaires de cet établissement privé catholique concordent avec l’esprit réactionnaire des familles qui inscrivent leurs enfants dans cette institution. Cet exemple illustre le danger de reléguer l’éducation sexuelle et affective dans la sphère privée et la nécessité de l’établir dans l’école publique pour protéger les enfants, leur santé, leur avenir comme le préconise le rapport de la CIIVISE. « Préconisation 80 : Assurer la mise en œuvre effective à l’école des séances d’éducation à la vie sexuelle et affective et garantir un contenu d’information adapté au développement des enfants selon les stades d’âge. 10»
Dans le livret de formation à destination de tous les professionnels qui ont la charge des enfants, la commission de la CIIVISE mentionne11 le besoin de sécurité comme un méta-besoin conditionnant la satisfaction de tous les autres : « Il inclut les besoins physiologiques et de santé (être nourri, vêtu, logé, soigné, dormir selon des rythmes réguliers), le besoin de protection contre toute forme de violence, de négligence ou de danger et le besoin primordial de sécurité affective et relationnelle (bénéficier d’une figure de sécurité qui prend soin de lui de façon adaptée, continue et cohérente)».
Or, ce besoin n’est pas toujours respecté dans les familles. Toutes les enquêtes sur les violences sexuelles et incestueuses établissent que 95,2 % des agresseurs sont des hommes et que dans la plupart des cas, ils font partie de la famille ou de l’entourage proche. Le rapport de la CIIVISE porte au public une réalité douloureuse et difficile à admettre : la famille est un lieu où la domination masculine et les violences sexuelles incestueuses se sont exercées pendant des siècles et continuent de s’exercer sur les femmes, ainsi que les mineur-es de moins de 18 ans. Ces dernièr.es situé.e.s dans un rapportd’asymétrie vis-à-vis des adultes, sont les victimes privilégiées de ceux qui continuent à se prendre pour des chefs de famille.
C’est cet ordre sexuel-là, constitué de domination patriarcale, d’inégalités de genre, de violences sexuelles, d’hétéronormativité homophobe et transphobe, que défendent les nouvelles ligues fascistes reconstituées au XXIème siècle, à travers les groupes de pression des Parents Vigilants, des Mamans Louves, des groupes identitaires ou nationaux-révolutionnaires, jusqu’aux projets des partis politiques d’extrême-droite. C’est contre cet ordre sexuel fasciste que la CAALAP défend une école éclairée et égalitaire, porteuse d’une éducation sexuelle et affective émancipatrice.
- Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, installée en mars 2021 en France ↩︎
- Éducation à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle, mise en place dans les régions francophones de Belgique
depuis 2013. ↩︎ - Les ABCD de l’égalité étaient un programme d’enseignement luttant contre les stéréotypes de genre et le sexisme expérimenté à partir de 2013 en classes maternelles et élémentaires. ↩︎
- Grégory Chambat, Quand l’extrême-droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale, Editions du Croquant, 2023, p.20. ↩︎
- Cité par Grégory Chambat, op. cit. , p.23. ↩︎
- Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, [1933], tr. fr. Pierre Kamnitzer, Payot, 1972. ↩︎
- Voir Claude Lelièvre et Francis Lec, L’école, les profs et la sexualité, Odile Jacob, 2005, chapitre 6. Les difficultés qui persistent aujourd’hui pour organiser les deux heures d’éducation à la sexualité obligatoires à chaque niveau montrent que, dans les faits, cet objectif d’une éducation sexuelle émancipatrice est loin d’être atteint. ↩︎
- Eric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albien Michel, 2014, p. 33. ↩︎
- « Tout au long des siècles et dans toutes les civilisations, les femmes ont essayé d’espacer les naissances, sans trop lésiner sur les moyens ; mais ce prosaïsme malthusianiste et ce réflexe de survie n’ont jamais empêché les hommes de leur arracher « le fruit de leurs entrailles », pour l’offrir à Dieu, à la tribu, au peuple, à la nation, à la classe ouvrière. » Eric Zemmour, op. cit., p.137-138. ↩︎
- p. 32 rapport de synthèse, violences sexuelles faites aux enfants, « on vous croit ». ↩︎
- p.23, violences sexuelles faites aux enfants, Repérer et signaler. ↩︎